C’est un écrivain du silence que vient d’honorer le jury du Nobel en accordant la prestigieuse récompense littéraire au Norvégien Jon Fosse. Né en 1959 sur la côte ouest norvégienne, auteur de poésie, d’essais et de romans, c’est d’abord par son théâtre que Jon Fosse a été découvert en France quand le metteur en scène Claude Régy a monté en 1999 la pièce Quelqu’un va venir avec les acteurs Valérie Dréville et Marcial Di Fonzo Bo. On découvrait alors un auteur dont la langue épurée, réduite à des dialogues étrangement répétitifs et lapidaires, énoncés par un couple habitant une maison noyée dans la brume au bord de la mer, atteignaient à une puissance évocatrice troublante et angoissée absolument inouïe.

L’importance du théâtre dans l’œuvre de Jon Fosse est d’autant moins anodine qu’il a d’abord éprouvé une vive réticence face à cet art où il ne voyait « qu’un consensus culturel, du bavardage sur des sujets dont il était également question dans les journaux et à la télévision ». Habitué à partir à l’entracte, Fosse n’en a pas moins remarqué qu’une autre forme de théâtre était possible où, comme il l’expliquait en 1999 lors de la création française de Quelqu’un va venir, « on rencontrait quelque chose, une voix silencieuse bien singulière que l’on n’avait jamais rencontré auparavant. On était véritablement marqué par une voix muette, et la vie, à la suite de la rencontre avec cette voix, n’était plus comme avant. » Et d’ajouter : « Cette voix je l’appelle la voix de l’écriture. Et ce n’est que lorsque le théâtre devient une sorte d’écriture scénique que cette voix se fait entendre ».

Si l’on insiste autant sur cet aspect de l’œuvre de Jon Fosse, c’est que des pièces, comme Dort petit enfant, Rêve d’automne, Je suis le vent ou Rambuku qui ont eu la chance d’être créées en français, mais aussi en anglais, par des artisans aussi talentueux que Patrice Chéreau, Claude Régy, Etienne Pommeret ou encore Damiaan De Schrijver et Matthias de Koning, réussissent à chaque fois le tour de force de donner vie à cette mystérieuse « voix muette ». Natif d’une région dont les paysages de montagnes vertigineuses s’abîment dans les eaux sombres des fjords, l’œuvre de Jon Fosse est imprégnée de cette présence parfois hostile ou accablante d’une nature perturbante qui agit sur la psyché de personnages, dont l’intériorité se confond avec l’atmosphère ambiante au point de basculer parfois dans la folie. Rien d’étonnant, donc, si son roman Melancholia I, s’intéresse à Lars Hertervig, peintre paysagiste ayant vécu au XIXe siècle. Interné en 1856 à l’asile d’aliéné de Gaustad, Hertervig affirmait que sa folie était due à une « observation trop fixe des paysages dans le soleil ».

Que ce soit dans son théâtre ou dans ses romans, il se trame dans l’écriture de Jon Fosse un mouvement à la fois souterrain et inexorable dont l’effet n’est jamais ressenti sur le moment, mais plutôt après coup quand tout a déjà eu lieu ou du moins quand il est trop tard ; avec souvent l’impression que peut-être, dès le début, il était déjà trop tard. Cela explique sans doute en partie son goût pour une écriture jouant volontiers avec les effets de répétitions, comme si les personnages faisaient du sur-place où ne cessaient de ressasser les mêmes obsessions. Ce ressassement est d’autant plus consubstantiel à son processus créatif que longtemps Jon Fosse a pensé se consacrer à la musique ; projet qu’il a finalement abandonné en écrivant à l’âge de vingt ans son premier roman. Cela explique peut-être cette présence au cœur de son écriture de quelque chose qui va au-delà des mots.

À cette insistance à tendre toujours vers ce qui échappe au langage s’ajoute aussi son intérêt pour des personnages en marge de la société. C’est le cas de Asle, le héros du roman L’autre nom, sous-titré Septologie I-II, publié en France en 2021. Asle est un peintre vivant seul sur la côte sud-ouest de la Norvège. Un jour, il apprend qu’il existe un autre peintre nommé Asle, lui aussi solitaire mais au sein d’une grande ville. Cet autre Asle est embarqué dans un processus d’autodestruction, dont celui qui est peut-être son double va tenter de le sauver. Où une fois encore Jon Fosse montre comment, pour lui, l’écriture est un instrument au service d’une quête personnelle, comme il nous l’expliquait il y a quelques années lors d’un entretien à propos de Melancholia I : « J’écris pour voir des choses que d’autres n’ont pas vues. J’ai le sentiment de savoir quelque chose auquel on n’a accès que par l’écriture. Quelque chose qu’on ne peut pas dire dans le langage de tous les jours. Il s’agit d’une autre forme de savoir. Je ne suis pas un écrivain qui sait. Quand je me mets à écrire, je ne sais rien. Pour moi, l’écriture est un voyage vers l’inconnu. »