Saisir celle qui nous a mises au monde est sans doute l’un des rêves les plus partagés des artistes. Pour une fille, portraiturer la mère, la fixer sur le liège, la planter parmi d’autres, la cerner et peut-être, réussir à lui redonner vie, s’avère une gageure particulière. Une affaire riche d’ombres, de passion retenue, de reflets et de mimétisme, d’amour et de colère, de narcissisme et de peur. Il s’agit donc pour une romancière de trouver des subterfuges, principes romanesques par excellence, pour se frayer une voie détournée jusqu’à la madre. Ces chemins offrent parmi les plus beaux romans de la rentrée étrangère.

Agata Tuzsynska emprunte la voie de Romain Gary dans Le Jongleur (Stock). Elle passe par le fils à mère par excellence, pour raconter la sienne. Elle cherche les liens entre sa mère rescapée de la Shoah et Nina Kacew, superbe mégalomane à parapluie et passion française qui nous est si familière grâce à La Promesse de l’aube. Elle y parvient, et nous mène au fil des pages, et des fantaisies de la vie de Gary, dans la chambre trop silencieuse de sa propre mère, visage tourné contre le mur, mémoire perdue. Nous la suivons à son chevet, lui murmurant leur histoire, d’une fille et d’une mère juives unies et seules dans la Pologne d’après-guerre, portées par l’ambition et la rage de survie, et comme chez Gary, d’une mère qui par ses rêves forge le succès de sa fille. D’une pudeur bouleversante. 

Siri Hustvedt signe Mères, pères et autres (Actes Sud), un recueil d’articles qui nous apostrophe sur la mère, son image et son rôle dans la société contemporaine. Le mythe de « l’Ange du foyer » a la vie dure, raconte-t-elle, critiquant l’impératif de « mère parfaite » qu’elle aurait elle-même subi en élevant sa fille, et brossant le portrait de sa propre mère, modèle du genre, se sacrifiant pour ses filles, et ne révélant sa véritable personnalité qu’à la fin de son existence. Autre figure maternelle, Louise Bourgeois que Hustvedt, en critique d’art affûtée, choisit de redéfinir par sa vision sombre et violente de la maternité. La fameuse araignée de la sculptrice franco-américaine plane sur ce livre de mères superbes ou terribles. La dernière qu’elle raconte, Gertrude Banizsewski, tristement célèbre aux Etats-Unis pour être la figure centrale d’un atroce fait divers des années 60, en dit assez long sur la violence sous-jacente que peut porter une mère. 

Zeruya Shalev nous parle de la mère qu’elle est devenue, de la mère qu’elle n’a pas pu être, et de la mère spirituelle qu’elle rencontre, par accident, dans un moment précis et tragique de sa vie. Son nouveau roman, Stupeur (Gallimard) , s’avère comme chacun de ses livres, infusé de cette folie maternelle qui croise la puissance sensuelle, et qui bout sous l’existence des femmes qu’elle raconte. Une mère dans son échec, une mère dans sa solitude, voilà ce que nous dépeint Shalev dans ce livre plus âpre que les précédents. Parce qu’elle vieillit et qu’il ne s’agit plus de recommencer, mais de comprendre. Comprendre qui est ce fils parti à la guerre et revenu mutique. Comprendre qui est cette femme vieille et dure que son père a aimée et qui aurait pu être sa mère. Comprendre que sa fille adorée n’accepte pas l’amour qu’elle porte à un homme qui n’est pas son père. Saisir enfin qu’elle est seule, aussi mère soit-elle. 

Et puis un nom à retenir, Hila Blum, traduite pour la première fois en France, et belle révélation de cette rentrée. Dans une langue sobre et mystérieuse, l’écrivaine israélienne retrace les erreurs et les silences qui peuvent séparer une mère de sa fille. Le titre parle de lui-même, Comment aimer sa fille ( Robert Laffont). En allant sur ce territoire obscur et poignant de l’amour filial et de ses faiblesses, Blum trouve son propre sentier dans la littérature. Et renaît par une mère, une nouvelle fois.