Kevin Lambert est attaqué de toutes parts parce que son éditeur a fait appel à un sensitivity reader avant publication. Mais a-t-on lu son livre ? C’est un des moins politiquement corrects de la rentrée. Et sans nul doute, il dérange.

Il y a une tartufferie dans ce que l’on appelle désormais « l’affaire Kevin Lambert », qui en dit long sur l’état d’esprit de notre époque, et ce qui se joue dans le milieu littéraire. De quoi parle-t-on ? D’un jeune écrivain québecois, inconnu par tous ou presque, publié au Nouvel Attila, et dénoncé publiquement par Nicolas Mathieu pour son recours à « la lecture sensible », c’est-à-dire les fameux sensitivity readers, nouvelles figures, réelles ou fantasmées, de la censure contemporaine. À la suite de Mathieu, nombre de personnalités ont fustigé Kevin Lambert, se posant en défenseur de la liberté.  On peut s’étonner de voir un écrivain célèbre et puissant comme Nicolas Mathieu attaquer, sur les réseaux sociaux, un écrivain méconnu, et émergeant. Ce goût du tir au pigeon est assez nouveau dans un monde littéraire qui aime à mettre en avant son goût de la nuance et de la réflexion. 

 Mais, plus important, peut-on parler du livre de Kevin Lambert, Que notre joie demeure, en l’ayant lu ? Car croyez-moi, en lisant ce livre, on comprend mieux pourquoi l’auteur a choisi de faire appel à des spécialistes de « lecture sensible ». Ont-ils fait du zèle ? Le livre n’en atteste pas, sinon par quelques maniérismes d’aujourd’hui, comme ses « celles et ceux » qui donne la pénible impression d’assister à un discours de Macron. Sinon, pas l’ombre d’une censure. Bien au contraire.  Il y a dans ce roman une liberté, et une prise de risques rares dans la littérature contemporaine. Lambert avance sur un terrain sur lequel beaucoup préfèrent ne pas aller et qui est constitué de deux éléments inflammables : l’argent et la critique du progressisme. Et il y va sans dogme politique, mais en écrivain, libre, et irrévérencieux. Plus adepte des complexités humaines, que de la ligne sociologicopolitique dans l’air du temps. Je comprends que ça ne plaise pas à tout le monde. 

 Le personnage central : une femme artiste, riche et brillante, Céline Wachowski. Elle va être sacrifiée à la vindicte générale pour un de ses ultimes projets architecturaux en ville,  mettant à mal les classes populaires. Figure de la gentrification, elle croit pourtant au progressisme de sa démarche.  Elle est aveugle au monde contemporain, égoïste et narcissique, ses placements financiers sont douteux, mais, elle demeure le grand personnage du livre. Elle est d’une intelligence fascinante. Elle est émouvante. Elle est parfois juste. Tout comme ses détracteurs sont parfois injustes, violents, aveuglés par la cause. Ainsi la scène finale qui la voit faire face à un commando anti-gentrification qui vient détruire sa somptueuse maison et interrompre la soirée qu’elle donnait : la violence s’interrompt lorsque Céline Wachowski décide de ne pas porter plainte, et se retrouve face à une jeune femme, militante, qui la fixe sans oser la remercier. Cette scène, et le silence qui sépare les deux femmes, en dit assez long sur la rage qui traverse les milieux politiques contemporains, et les limites de cette rage. Entre le militant masqué et anti-gentrification et l’architecte millionnaire, Lambert ne choisit pas. Et ne flatte personne. Dans la lignée de Proust qu’il cite, et de Tom Wolfe à qui il ressemble, il nous dépeint un monde où les « dominants » ne sont pas toujours si salauds, les indignés pas toujours si héroïques, et les cabales rarement grandioses. Un monde où chacun, à sa manière, court à sa perte, et à sa joie. Il a voulu faire relire son livre avant de le publier ?  On le ferait à moins. Et n’en déplaise aux vigies morales et politiques de la littérature, je préfère cette liberté-là, à l’autocensure plus commune.