Avec Edelweiss [France Fascisme] à l’Odéon – Théâtre de l’Europe, Sylvain Creuzevault et ses acteurs se lancent dans une pièce ambitieuse, mettant en scène Céline, Rebatet, Brasillach, Pierre Laval et autres figures de la Collaboration. Une question centrale : la responsabilité de l’intellectuel en temps de crise. À quelques jours de la première aux ateliers Berthier, nous avons pu rencontrer le metteur en scène en répétition. 

Sylvain Creuzevault tourne autour de la révolution, comme d’autres autour de l’amour. Avant la terreur, Le Capital et son singe, Les Démons, Esthétique de la Résistance, autant de pièces qui nous plongent dans l’idée du grand soir populaire. Qu’il s’agisse de la Terreur, de la première Révolution russe, des révolutions de 48, ou des communistes allemands des années 30, ses territoires sont ceux de l’histoire de la gauche révolutionnaire.  Ce passionné de Marx et de Brecht cherche à la faire vivre à travers visages et corps. Nous faire sentir la révolution, jusque dans son échec. Creuzevault n’est pas un penseur de la vie individuelle mais de systèmes, de structures, de mouvements de pensée, de dialectiques, fidèle qu’il est au sillon marxiste. Mais alors quoi de neuf, hors du politique dans son théâtre ? Quoi de si singulier chez ce metteur en scène qui peut convoquer Margaret Thatcher dans Le Grand Inquisiteur, donnant à bouffonner une des figures les plus épuisées du libéralisme, applaudi par un public acquis si facilement à la cause ? Quoi de si intelligent dans ses pièces, pour qu’aussi las que l’on soit de la pensée révolutionnaire, on demeure saisi par son théâtre, qu’il emprunte les chemins de l’adaptation romanesque, ou de la pure création comme aujourd’hui ? La réponse n’est pas simple, mais fut une évidence lorsque j’ai vu Les Démons aux Ateliers Berthier il y a quelques années. Creuzevault mena la pensée dostoïevskienne du chaos plus loin que jamais. L’une des dernières scènes qui voyait Dréville tourner sur un fauteuil roulant un poulet à la main dans un état sauvage inouï, demeure un grand moment de théâtre. La suite du cycle Dostoïevski a permis à Creuzevault de déployer un théâtre qui déjoue les attentes : sobre lorsqu’on l’attend épique, bouffon lorsqu’on l’imagine grave, documentaire en pleine satire. Artiste de grandes œuvres, il forge l’enjeu esthétique de son théâtre dans la manière dont il accorde vidéo, musique, registres de jeu, à un rythme implacable. C’est frappant dans le récent Esthétique de la Résistance qui épouse la monstruosité du roman de Peter Weiss, et s’en approprie l’érudition comme la pensée historique avec un sens du jeu déconcertant. C’est là qu’on s’approche de la singularité de Creuzevault et de sa bande, ils n’ont pas peur de grand-chose, sinon de la pesanteur et du conformisme. Pas peur même d’éreinter ceux qui les entourent ; les intellectuels, les artistes.  Edelweiss en atteste plus que n’importe laquelle de leurs pièces. Ils y abordent une révolution pour le moins inattendue dans leur théâtre, la « Révolution nationale » de Vichy.  Et les personnages sur scène sont bien étrangers aux intellectuels d’habitude convoqués : Lucien Rebatet, Robert Brasillach, Céline, Drieu La Rochelle. Bref, une bande d’affreux qui s’expriment bien, notamment grâce aux textes que Creuzevault et son équipe ont sélectionnés. Textes de l’antisémitisme érigé en vision, du nationalisme viscéral, du grand homme et de la victoire du peuple. Nous les suivons d’année en année, des débuts de Vichy à leurs procès, dans leur succès, leurs folles espérances, et leurs chutes. En contrepoint, de longues scènes reviennent sur la rafle du Vel d’Hiv, ou sur le procès de Léon Blum avec une précision documentaire. Peut-être est-ce d’ailleurs une pièce dont le hors-champ joue un rôle aussi essentiel que la scène. La satire semble aussi tenir une place centrale, atteignant même un humour noir, grinçant, qui sied justement aux trajectoires des collabos. Chute morale, chute intellectuelle, les deux ne font qu’un dans cette pièce qui souligne aussi la puissance de séduction de la pensée fasciste, et sa ténacité. Ainsi de l’idée de « décadence » que l’actrice Charlotte Issaly psalmodie sur scène, la citant dans les textes de Houellebecq, Zemmour…. C’est bien là ce que souhaitent nous raconter Creuzevault et ses acteurs, la résurgence de « l’hypothèse fasciste » à notre époque. Une nouvelle fois, des intellectuels en mal de sensation forte trouvent dans le désir de renverser les tièdes, les démocrates, les nuancés, les humanistes, une voie vers la reconnaissance.  On connaît le hoquet de l’histoire, il trouve dans la pièce de Creuzevault son malaise. Et pourtant, c’est un metteur en scène plein d’allant qui me répond un matin de répétition, à quelques jours de la première d’Edelweiss, offrant à la vivacité de sa réflexion, temps et dialectisme. 

Interview à retrouver dans le numéro 171 – déjà disponible en version numérique

Edelweiss ( France Fascisme), texte et mise en scène Sylvain Creuzevault, Théâtre de l’Odéon, ateliers Berthier, du 21 septembre au 22 octobre, Plus d’informations