Entre prison et marathon, le dramaturge iranien Amir Reza Koohestani évoque ouvertement la réalité politique de son pays. Un spectacle aussi intense que bouleversant.

Dans un espace neutre où domine le noir, un homme et une femme se tiennent face au public. De temps à autre, leurs visages filmés apparaissent en gros plans sur un écran vidéo en fond de scène. Grâce à ce dispositif minimal particulièrement efficace, quelques mots suffisent pour entrer dans la dure vérité d’un drame dont les ressorts se découvrent peu à peu par le biais d’allusions faussement anodines. Le sens de l’ellipse et l’économie de moyens, caractéristiques marquants du théâtre d’Amir Reza Koohestani, atteignent avec Blind Runner, sa dernière création, des sommets proche de l’épure. Jamais peut-être le besoin d’aller à l’essentiel ne s’était manifesté avec autant de conviction. On pourrait presque parler d’urgence. En revanche, le côté allusif où la situation sociale et politique en Iran est évoquée par touches discrètes, autre aspect important du théâtre de Koohestani, cède ici le pas à une approche plus directe – sans exclure pour autant l’indispensable qualité poétique d’une écriture suggestive aux multiples résonances. 

Très vite, il apparaît que l’homme et la femme en train de se parler au sein de l’espace vide du plateau sont dans des situations inégales. La femme est en prison ; elle purge une peine de quatre ans et six mois. Nous sommes dans un parloir. Son compagnon lui rend visite. Elle ne porte pas de voile – détail d’autant plus notable que dans les créations précédentes d’Amir Reza Koohestani, les comédiennes étaient toujours voilées. Il s’agit évidemment d’une référence au mouvement Femme Vie Liberté né à la suite de l’emprisonnement de Niloofar Hamedi, première journaliste à avoir publié un reportage sur la mort de Mahsa Amini des suites d’un passage à tabac par la police des mœurs iranienne parce qu’elle ne portait pas de voile justement. Nous voilà donc de plain-pied avec l’actualité iranienne la plus brûlante. 

À l’étonnement du visiteur de ne pas voir de caméras de surveillance, la femme répond qu’elles sont dissimulées un peu partout, « même dans les toiles d’araignées ». Et d’imaginer un avenir redouté où chacun serait observé par « sa caméra de surveillance réglementaire » dans un pays transformé en une immense prison. En attendant une simple remarque suffit à exposer le déséquilibre de leurs situations respectives : « Ne dis pas que tu veux me voir sortir, dis que tu veux prendre ma main ». C’est alors que dans le quasi-silence de mots chuchotés, quelque chose se passe quand on apprend que l’homme et la femme sont des coureurs de marathon. Les possibilités sont évidemment restreintes quand on est derrière les barreaux. Pas question, par exemple, de courir cinq heures d’affilée. En revanche, l’homme est payé par une jeune aveugle pour lui servir de guide quand elle court. 

Précisons que c’est la même actrice, Ainaz Azarhoush, qui joue les deux femmes face à Mohammad Reza Hosseinzadeh. Il y a donc entre lui et sa compagne non seulement l’existence de cette autre femme, mais aussi le fait qu’il s’entraîne à la course avec elle. Qu’il partage avec une autre cet exutoire est pour la prisonnière une épreuve terrible. D’autant qu’elle entend dire que la femme lui ressemble physiquement. Difficile de ne pas ressentir une jalousie violente. Quand l’homme lui confie ses hésitations à accompagner la femme aveugle en Europe où elle doit participer à une compétition, elle l’encourage, comme si elle avait pris son parti de ne plus jamais le revoir. Courir, c’est vouloir dépasser ses limites. C’est aussi prendre ses jambes à son cou pour fuir ou pour se projeter au risque de sa vie au-delà de l’horizon vers un avenir meilleur. Cette métaphore de la course, Amir Reza Koohestani la déploie jusqu’à son point ultime dans ce spectacle d’une beauté et d’une intensité à couper le souffle.

Blind Runner, de et par Amir Reza Koohestani, à La Criée, Marseille, les 27 et 28 septembre, dans le cadre du festival Actoral. Informations et réservations

Au théâtre de la Bastille, Paris, du 5 au 20 octobre, dans le cadre du festival d’Automne à Paris. Informations et réservations