À notre époque si conformiste, si dogmatique, si idéologique, si pleine de certitudes, si militante, si manichéenne, si vindicative, bref, si Télérama, lire la rentrée littéraire, c’est-à-dire lire des romanciers ou des romancières au regard singulier, autre, excentrique, est notre bouffée d’oxygène. Bien sûr, il faut faire le tri : laisser de côté les romans vertueux (cheffe de file : Annie Ernaux) et les romans dépourvus de style (majoritaires). C’est à peu près les deux seules règles que nous nous fixons tant nous n’aimons pas les règles, à Transfuge, tant l’art devrait être toujours du côté du dérèglement, de la liberté, du pas de côté, dans un monde où hélas la réglementation de la culture a pris des proportions démesurées. Il suffit pour s’en rendre compte de lire l’essai remarquable de Samuel Fitoussi, Woke fiction, (Cherche Midi) où l’auteur décrit et analyse méticuleusement tous les rouages du wokisme et ses conséquences néfastes, politiquement correctes, uniformisantes sur le cinéma et les séries.
      
Je me suis d’ailleurs dit en lisant cet essai que ceux et celles qui minimisent le wokisme, qui relativisent l’effet délétère de la censure et de son corollaire, l’auto-censure, qui pensent que l’autoritarisme des décideurs (de Netflix au CNC) qui imposent leurs normes aux créateurs n’est pas si grave, n’aiment pas vraiment l’art. C’est aussi simple que cela. L’égalitarisme leur importe plus que la liberté de l’artiste ; la politique plus que la création. Réjouissez-vous, ennemis de l’art, ennemis de la liberté : les créateurs sont sous haute surveillance ! Et je les plains. Et les libéraux et les libertaires n’ont qu’à bien se tenir : notre époque n’est pas la leur ; et c’est bien dommage.

       Bref : nous vous avons trouvé quelques pépites françaises pour cette rentrée, dont deux formidables romans : celui de Gaspard Koenig et celui d’Arthur Dreyfus. Gaspard Koenig dans Humus (éditions de l’Observatoire), signe un grand roman sur notre époque, sur l’ire de notre jeunesse, – une jeunesse de l’élite mais radicalisée –, à travers un regard tendre pour elle, s’efforçant de la comprendre malgré tout, et, en bon sceptique qu’il est (son maître est Montaigne), avançant sur une crête d’indécidabilité sans jamais faillir. C’est ainsi que nous ne saurons jamais ce que le narrateur pense réellement des différentes situations de son histoire. Le roman est aussi le premier grand roman écologique français, tant Koenig n’est pas idéologique sur la question, se dépouille de toute doxa, et préfère une approche plus empirique, plus scientifique. Hyper informé, Koenig à travers un roman romanesque, avec intrigues, personnages, situations, accouche d’un livre qui se veut prophétique : la science de la terre sera au cœur de l’écologie des cinquante prochaines années.

       Arthur Dreyfus, dans un tout autre genre, signe un roman, La Troisième main, (POL) réjouissant. Cette Troisième main est une fantaisie à la Marcel Aymé, à l’imaginaire débridé, à l’imaginaire heureux, à l’imaginaire joueur, presque enfantin ; un roman imprévisible, et si a rebours de tant de romans français à l’esprit de gravité, que le bonheur d’écriture de Dreyfus se transmet au lecteur.

       Un dernier mot sur l’immense Milan Kundera, décédé le mois dernier, qui menait une réflexion majeure sur le roman, sur l’art en général. Il a toujours été pour nous à Transfuge une boussole inégalable. Son influence a été considérable sur plusieurs générations de romanciers, d’intellectuels, de critiques. Il faut remercier à ce titre Alain Finkielkraut qui fit beaucoup pour que sa pensée soit connue, reprise, intégrée, commentée. Nous n’avons jamais cessé à Transfuge d’être kunderien. Un texte parmi tant d’autres géniaux
– il est le plus grand critique littéraire qui m’ait été donné de lire, sachant par la simple ponction d’une phrase dire tout le génie d’un auteur (Le « tralala » de Céline, les rires chez Dostoïevski, ou encore le désir chez Roth (Philip)) est rarement cité et mérite de l’être particulièrement aujourd’hui : c’est un texte qui date de 2009, dans un livre intitulé Une rencontre. Il pointe avant l’heure une tendance de notre époque, lourde de conséquence, le biographisme. Il a vu avant tout le monde la dégradation du débat intellectuel dans notre société, et l’élimination progressive de l’étude, l’analyse des œuvres pour s’attacher de plus en plus à juger, méjuger plutôt, les créateurs eux-mêmes (la haine à l’endroit des créateurs, on y revient). Si l’assertion du structuraliste Barthes sur la mort de l’auteur, avait fini par lasser, le biographisme actuel est catastrophique. Ecoutez Kundera : « L’Europe entrait dans l’époque des procureurs. (…) L’Europe ne s’aimait plus. Cela veut-il dire que toutes ces monographies étaient particulièrement sévères envers leurs oeuvres ? (…) Ah non, on ne s’occupait plus ni des tableaux ni des livres mais de ce qu’ils avaient fait ; de leur vie. A l’époque des procureurs, qu’est-ce que cela veut dire, la vie ? Une longue suite d’évènements destinés à dissimuler, sous sa surface trompeuse, la faute. Pour trouver la faute sous son déguisement, il faut le talent d’un détective et un réseau de mouchards. » Kundera signale une biographie qui paraît alors sur Bertold Brecht, à charge bien sûr : « Que restera-t-il de toi, Bertold ? Ta mauvaise odeur. »

       Le temps des procureurs, nous y sommes, et les mouchards pullulent.