Clément Camar-Mercier signe le premier roman français le plus abouti de cette rentrée : Le roman de Jeanne et Nathan. Entre drogue, porno et Wagner.

Clément Camar-Mercier n’a pas écrit « roman » dans son titre pour qu’on vienne lui chercher des poux avec des questions biographiques. Il est crispé (à qui me fait-il penser ?). C’est son premier roman et sa première interview, ce qui fait beaucoup de premières fois en une seule fois. A-t-il pris dans sa vie autant de cocaïne que son héros, le dénommé Nathan ? A-t-il fini comme lui dans une clinique privée de désintoxication ? Il ne le dira pas. D’ailleurs, pour qu’on le distingue bien de son personnage principal, Clément tel qu’en lui-même (« dramaturge spécialiste du théâtre élisabéthain ») fait dans son roman un petit « caméo » comme on dit au cinéma que Nathan enseigne justement à l’université sans beaucoup d’illusions : « L’Université française semblait n’avoir qu’un seul but : l’humiliation. Les étudiants, les chercheurs, les professeurs, le personnel administratif ; chacun était consciencieusement humilié. » En revanche, Clément veut bien raconter qu’il était allé voir son psy pour lui demander l’autorisation d’utiliser son vrai nom dans sa fiction. Tapez Jacques Aubry dans un moteur de recherche et vous aurez ses horaires de rendez-vous dans le quartier des Gobelins. Le roman de Jeanne et Nathan est au demeurant l’un des rares romans contemporains où la fonction de psychanalyste est décrite sans le moindre sarcasme. Le psy y est même si sacralisé que l’auteur imagine joliment qu’il puisse célébrer des mariages, bénir des unions. On pense alors à cette phrase qui n’a rien d’obscur même si c’est Jacques Lacan qui la prononce en 1975 : « La seule définition que l’on puisse donner de la drogue, c’est qu’elle permet de rompre le mariage avec le petit pipi ». Jeanne et Nathan sont les grands enfants (quand le roman commence, ils ont sans doute déjà 25 ans) d’un siècle où l’addiction, ce trope du trop, est devenue l’impératif catégorique du capitalisme. Ce que Clément (ce prénom qui lui va comme un gant à une batte de base-ball, se dit-on en lisant sa prose où la violence contre l’époque frappe à chaque phrase) résume à sa façon :

La drogue un projet politique

« La drogue est un projet politique comme un autre. Il consiste à être moins malheureux ». C’est le véritable sujet du livre : comment sortir de la dépendance pour passer à un projet politique pas comme un autre, « écologique, anticapitaliste et néoréactionnaire » – ce qui, au passage, n’est pas sans faire songer à la ligne longtemps tenue par la revue Limite dont Eugénie Bastié fut l’un des premiers piliers avant de pointer au Figaro. « J’ai grandi à Radio France » me raconte Clément Camar-Mercier dont les deux parents ont travaillé à France Culture, ajoutant que sa mère a été psychothérapeute dans une première vie. Comme son héros Nathan, Clément va faire une fac de cinéma (Paris 7). Comme lui, il a entamé une thèse sur « la fantaisie dans le cinéma américain contemporain » à partir des filmographies de Sofia Coppola, James Gray, Wes Anderson, Paul Thomas Anderson et les frères Coen. « Pour moi, Bartlebyc’est The Big Lebowski », me dit-il. Comme Nathan dans la deuxième partie du roman, Clément vit à la campagne, près de Vendôme, avec une actrice qui vient de se produire dans le « in » d’Avignon ; ils ont une petite fille prénommée Swann. Dans la première partie du roman, on suit donc en montage alterné (et non « parallèle », une expression qui fait enrager le doctorant Nathan lorsqu’il la trouve dans la copie de ses étudiants) les vies de Nathan et de Jeanne. « Tomber amoureux c’est quand un montage parallèle devient, enfin, alterné », écrit joliment Camar Mercier. C’est ce qui va arriver.

Porno grotesque

Jeanne est une célèbre actrice porno qui a sucé « des kilomètres de queues. (…) Elle adore Bruno Dumont et Neymar Jr. Elle a le premier mot de la Bible tatoué en hébreu sur la nuque. Berechit. Au commencement. » Au « comme on se ment » est le verbe et l’usage de stupéfiants. Il y aurait sans doute une anthologie à faire, une mythologie à écrire, sur la figure de l’actrice porno dans la littérature française de ces trente dernières années (sans même parler de celles qui sont passées à l’écriture) qui est l’équivalent contemporain de la figure de la prostituée dans le roman de la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Mais ce cliché de l’actrice porno, en bon traducteur de Shakespeare qu’il est, Clément sait le pousser jusqu’au sublime et au grotesque, l’exagération étant un point commun à son héros Nathan (« Comme d’habitude, il en faisait trop ») et à son héroïne Jeanne (« ceux qui étaient obsédés par le souci de vraisemblance et de crédibilité, elle ne savait trop pourquoi, elle les haïssait »). Le primo-romancier de 35 ans me raconte qu’il a pris une année sabbatique pour écrire son livre, « hélas, juste au moment où le monde lui-même prenait un moment sabbatique » c’est-à-dire au moment du confinement qui fut pour tout le monde un moment de sevrage social. « J’aime les plannings. Je me suis mis tous les jours à ma table de travail de 7 heures à midi, que j’écrive ou pas. Mais j’ai vite découvert que j’étais à ma place en écrivant ». Au bout d’un an, il en est ressorti avec un manuscrit deux fois plus épais que le livre que nous tenons aujourd’hui entre nos mains et dont le titre initial était La mort de Dieu n’est pas une fête. Ce monstre au catholicisme larvé n’ayant pas trouvé d’éditeur, Clément Camar-Mercier l’a coupé de moitié avec l’aide d’une journaliste de L’Obs. Actes Sud s’est alors jeté dessus, à raison. « Je suis un adorateur de la fiction » me dit Clément dont je sais maintenant à qui il me fait penser. (À Ariel Wizman jeune.) Or c’est bien parce qu’ils surgissent d’une fiction à la réalité augmentée que ces Héloïse et Abélard défoncés que sont Jeanne et Nathan vont s’imposer dans cette rentrée littéraire et au-delà. Clément Camar-Mercier a écrit le roman générationnel de ces jeunes adultes ayant payé dans leur chair l’addiction au porno comme à la drogue, qui ont été confinés au désespoir, qui ont rêvé d’indépendance et d’un « monde d’après » durant cette séquence de sevrage social loin des « rouages nécrosés de la consommation » ; puis qui sont retombés dans la dépendance avec l’idée que « la drogue du futur n’est pas celle qui nous permettra de fuir la réalité, mais celle qui réussira à nous redonner l’envie d’y vivre ». Grand livre.

Clément Camar-Mercier, Le roman de Jeanne et Nathan, Actes sud, 352p., 22,50€