Alors que le festival Montpellier Danse se termine demain, retour sur quelques spectacles qui ont marqué l’édition. Queer, féministe ou libertaire : Quand Nadia Beugré, Mathilde Monnier et Boris Charmatz refusent l’assagissement. 

Prophétique (on est déjà né.es) : Nadia Beugré, qui partage sa vie entre Montpellier et Abidjan, a rencontré dans sa ville d’origine une communauté queer qui  se rassemble la nuit dans des cabarets pour pratiquer une danse joyeuse nourrie de voguing et de coupé-décalé, détournés sur mesure. Car, on le sait bien, danser aide à garder le moral face à l’intolérance. Dans ce spectacle haut en couleurs et en chair, s’exprime l’écart entre les joies d’une sensualité non genrée et les agressions subies au quotidien, jusque dans une image macabre : Les cordes tendues soulèvent les chaises sur lesquelles le groupe avait pris place, dans une blancheur (sus)pendue comme après un lynchage. Ce gouffre entre plaisir et terreur leur sort du fond de la gorge quand le sextuor se meut telle une meute de chiens, aboyant violemment face à un public légèrement déconcerté. Retournement de la situation donc, mais adouci par un « tu mérites de pouvoir te vêtir comme tu veux, où tu veux… ». Mais l’adresse au public vise autant eux/elles-mêmes. La scène est pour eux un espace de liberté, de triomphe et de rencontre avec la population sans devoir s’excuser d’être nés garçon et vouloir être belles. Ici leurs fesses sont des armes et dans leurs gestes se manifeste une générosité débordante qui triomphe sur l’intolérance. Aussi le plateau devient-il le lieu d’un coming out à la manière d’une nouvelle naissance, célébrée dans toute la splendeur de leur féminité transgressive :  on est déjà né.es., et le monde n’a plus qu’à faire avec. Ou mieux, fêter avec.

Pas besoin d’être trans-genre, pour que l’être-femme se transforme en piège. Mathilde Monnier crée avec Black Lights une pièce chorégraphique à partir de témoignages sur une part sombre de la condition féminine : violences conjugales, harcèlement dans la rue comme au travail, viol et féminicide. Jusqu’au mépris policier pour les peurs de femmes exposées à des menaces permanentes. Les pieds tapent, les bouchent crient, les bras et les jambes dansent ou se recroquevillent, comme meurtris dans un état de traumatisme. Prenant en charge des paroles recueillies pour la série H24 diffusée sur Arte en 2021, les danseuses ou comédiennes revivent les chocs des autres, laissent éclater leur révolte ou rejouent des situations humiliantes, jusqu’à partager leur exaspération dans un bouquet final libérateur. Entre les prises de parole – souvent sur une musique très dansante ou accompagnées de partitions chorégraphiques – les huit interprètes prennent en charge les émotions tel un chœur grec chantant ses stasima par le geste. La grande différence avec la Prophétique de Nadia Beugré est qu’avec l’Abidjanaise, les interprètes font part de leur propre expérience alors que Monnier livre, en toute combativité, un spectacle ficelé dans les règles de l’art institutionnel, contrairement aux imprévisibles impétuosités des Queens du queer qui souhaitent au spectateur « plus de féminisme dans ta vie ». C’est comme si Mathilde Monnier les avait entendues, car elle s’engage depuis quelque temps de façon explicite avec des spectacles-manifeste pour encourager les femmes à prendre la parole. 

Alors, s’il est un artiste qui a ici réussi à semer une véritable pagaille au cœur de l’institution, c’est Boris Charmatz. Qu’a-t-il fait ? Envoyer 24 figures emblématiques de la danse contemporaine prendre d’assaut, du plateau aux galeries, le haut lieu du spectacle montpelliérain dans un esprit libertaire. En reprenant 10000 Gestes, il a d’abord plongé les 2.000 spectateurs du Corum dans la stupeur et puis dans l’exaltation, les chevaliers du geste terminant le spectacle en s’emparant de la salle, grimpant par-dessus genoux, accoudoirs et remparts. Il est vrai que beaucoup d’autres l’ont fait dans le passé. Soit. Mais ici l’effet d’une chorégraphie à la forme plus qu’improbable fut multiplié par la confrontation avec un public habitué à voir de beaux et grands spectacles esthétiquement et politiquement corrects. 10000 Gestes, où aucun geste n’est censé être reproduit (alors qu’en général toute écriture chorégraphique repose sur le choix d’un langage et donc d’un système), lance au contraire une rébellion esthétique en mode Free Jazz où tout est volontairement décousu, individuel, farfelu, apparemment hors contrôle, bavard et étourdissant. Sauf qu’une main invisible fait que l’ensemble s’accorde parfois en petits groupes ou en un seul, surtout quand un deuil ou une ambiance dramatique s’empare du plateau. Et soudain, un tsunami de corps va au contact du public, passant outre quelques manifestations d’indignation et remporte finalement la bataille de l’adhésion, dans un moment historique pour Montpellier Danse et le Corum, comme pour nous rappeler les temps où les artistes étaient plus libres et insoumis. 

Montpellier Danse, 43e édition. Jusqu’au 4 juillet 2023