C’est un chef d’œuvre du XVIIIe siècle que ce Zémire et Azor réinventé par Louis Langrée et Michel Fau. Entre grotesque et onirisme, la saison se termine en éclat. 

Voir renaître une œuvre enfouie sous la poussière de la postérité, à quelques centaines de mètres où elle connut le succès deux siècles et demi plus tôt, qui n’en rêverait pas ?  Et partir de ce geste, pour mettre en scène une œuvre protéiforme, ballet de masques à l’arrière-fond trouble, d’un grotesque absolument contemporain. L’occasion était trop belle pour Louis Langrée et Michel Fau : Zémire et Azor est un bijou hybride tel que la fin du XVIIIe siècle le permettait. Opéra-comique, opéra-ballet, Zémire mêle virtuosité et fantaisie, grâce et théâtre avec flamboyance. Qui en est l’auteur ? André-Ernest-Modeste Grétry qui signe en 1771, à trente ans, l’une de ses œuvres à succès. Ce compositeur belge, successeur de Rameau, bien aimé à Versailles dédie son Zémire et Azor à la du Barry. Les années suivantes le verront nommé « directeur de la musique particulière » de Marie-Antoinette, et il s’imposera comme un de ces artistes à la carrière longue et prolifique, qui traverse la Révolution, poursuit au Directoire, et marque tant Paris que le duc de Choiseul baptisera une rue de son nom, à quelques mètres de Favart. Et pourtant, difficile de dire que Grétry aujourd’hui a conservé une large reconnaissance, ( n’évoquons pas même ses contemporains Mozart ou Gluck..). Or Zémire et Azor excelle dans l’art du conte, et de la limpidité. L’intrigue est connue :  la Bête rencontre la Belle, et par la force de son amour, est libérée de sa monstruosité. Nous sommes dans un vague orient des Mille et une nuits induit par la scénographie : costumes flamboyants, palais aux couleurs lunaires. Mais la musique est, elle, dans la lignée de Rameau, dans sa rigueur et sa grâce. Dès l’ouverture, Louis Langrée et l’ensemble Les Ambassadeurs-La Grande Ecurie, nous font entendre la clarté de la musique, en un tempo enlevé qui ne cessera pas tout au long des deux heures et quart de représentation. Et gardera la ligne de ce spectacle aux multiples dimensions, écrit de bout en bout en vers par l’écrivain Marmontel. En prélude, apparaît sur scène Michel Fau et deux danseurs, figures leitmotivs de l’opéra qui instillent une étrangeté réjouissante. Fau, dans sa tradition, s’est composé un personnage grandiose : maquillé en maîtresse femme toute de noire et de gaze vêtues, collants galbant ses jambes et talons hauts, l’acteur se constitue une créature entre Cruella et Garbo en fin de vie, inquiétante femme fatale qui promène deux hommes costumés en danseuses en laisse et qui s’octroie même, pendant la pièce, l’étrange rôle de fée. L’ombre du masochisme se donne sur cette musique éclatante, en contrepoint délicieux. Mais très vite, on change de registre et les chanteurs nous emmènent dans cette intrigue rocambolesque d’un père qui rencontre un monstre, d’un monstre qui rencontre une femme, d’une femme qui rencontre son prince. Saluons d’abord les costumes, extrêmement réfléchis pour chacun, qui permet d’identifier les « caractères » présents sur scène, et dont chacun joue : l’esclave, le maître à turban, les sœurs jalouses, la princesse, et bien sûr le monstre. Le costume extrêmement sophistique que porte Philippe Talbot la majeure partie du spectacle fait aussi bien référence au personnage de Tim Burton, Edward aux mains d’argents, qu’au Kafka de la Métamorphose, tant il s’apparente à un cafard à taille humaine. Tache noire sur une scène colorée, Azor témoigne par son apparence de ce trouble sur lequel joue Fau dans sa mise en scène, sexuel sans nul doute, qui guette la jeune Zémire, travestie elle en servante de conte, puis en princesse dans une robe fastueuse (réalisée par Hubert Barrère de la maison Lesage), digne de celles de Peau d’âne dans le film de Jacques Demy. Et nous demeurons d’ailleurs proche de cet univers tout au long de l’opéra, et de ce conte aux multiples facettes : ainsi la scène du « tableau magique » au troisième acte, mise en abyme délicate du théâtre et de ses masques, pourrait figurer dans un des films enchantés de Demy. Mais si enchantement il y a dans cet opéra, c’est avant tout grâce aux chanteurs : une distribution jeune et exceptionnelle qui tient l’ensemble avec maestria. Révélation de cette création, la soprano Julie Roset offre à Zémire une puissance et une finesse d’interprétation qui suspendit la salle à ses lèvres pendant l’air de La fauvette, qu’elle tint avec une maestria bouleversante.  Marc Mauillon, en père attentif et protecteur, se révéla aussi vif et profond qu’il l’est à chaque fois, et l’on se dit que lui, que l’on vit sur cette même scène en fleuriste assassin dans La Petite Boutique des horreurs, est capable de tout incarner. Le ténor Sahy Ratia nous surprit par un jeu d’acteur très Commedia dell arte qui donne à son Ali un sens du rebond jouissif, et enfin Azor, moins spectaculaire que ses congénères, offre une ligne mélancolique tenue. Bref, un enchantement que cet opéra conclu par la silhouette insaisissable de Michel Fau, maître de cérémonie dans ce rêve d’un soir. 

Zémire et Azor, d’André-Ernest-Modeste Grétry, direction musicale Louis Langrée, mise en scène Michel Fau, Opéra Comique, jusqu’au 1er juillet.