Sous la plume passionnée de Jean-Noël Orengo, la figure du peintre oublié Jean Raine renaît dans un beau-livre paru aux Cahiers Dessinés.

Il serait un des derniers artistes absolus, entièrement dédié à son art, en marge de toute considération de carrière et de marché, uniquement intéressé par les pouvoirs de révélation psychologique et magique de la peinture. Peinture qu’il envisageait comme une autre forme d’écriture. Dans ses encres de Chine tourbillonnantes au noir profond, ne peut-on y déceler des contorsions exagérées de lettres, calligraphies grossières et déformées se métamorphosant en faciès mouvants troués de grands yeux hallucinés. L’encre tache, tourne, dérive, cherche des chemins imprévus, se hérisse même, bientôt remplacée par la couleur, celle de grandes acryliques sur papier où les mêmes mouvements circulaires cerclés de noir font apparaître monstres et fantômes dans une exubérance formelle parfois criarde. Mouvement incessant du trait évoquant le souvenir des arbres et des blés tourbillonnants de Van Gogh mais se rapprochant plus sûrement des œuvres d’Alechinsky, faites d’assemblages symboliques et empruntant à l’écriture automatique. Alechinsky, co-fondateur du groupe CoBrA, fut un modèle et un compagnon de route pour Jean Raine, au même titre que les surréalistes belges infusèrent dans sa pratique – sur le tard, puisqu’il ne s’adonna pleinement à la peinture que dans les années 1960 – ses premières inspirations esthétiques. Il côtoie Delvaux, Magritte, Breton mais ne trouvera véritablement son style qu’en 1966, marqué par un séjour à San Francisco lors duquel il découvre l’action painting et l’expressionnisme américain. Jean Raine, de son vrai nom Jean Geenen, né en 1927 à Schaerbeek en Belgique et mort en 1986 à Rochetaillée-sur-Saône, est aujourd’hui un parfait oublié. Peut-être parce qu’il traversa le XXe siècle en assumant un certain anachronisme : surréaliste sans l’être, expressionniste sans le revendiquer, précurseur ignoré de la bad painting, tenant de l’art brut sans le savoir ? La principale singularité de son art fut sans doute qu’il fut sublimé par un amour inconditionnel pour l’image cinématographique dont les effets d’apparition lui furent familiers durant la décennie qu’il passa à la Cinémathèque française auprès de Henri Langlois (de 1947 à 1961). On sait par exemple qu’il fut particulièrement impressionné par le court-métrage Fireworks (1947) de Kenneth Anger dont il devint un ami proche. Et lui-même réalisé quelques pièces filmiques.

Jean-Noël Orengo brosse un portrait vif et enlevé de ce dernier des Mohicans d’une picturalité affective poreuse aux opacités mystérieuses de l’inconscient. L’auteur décrit avec brio « l’exubérance » et « l’exhibitionnisme » d’une peinture qui le rapproche, dans la posture, de la trajectoire d’un François Villon, d’un Christopher Marlowe, d’un Antonin Artaud ou d’une Emily Dickinson. Art sans concession donc « en quête d’images irréductibles aux antagonismes trop faciles de l’histoire de l’art » avance-t-il, nous engageant à ne pas regarder trop vite ces méandres complexes, porteurs de significations multiples. S’il admet que « Jean Raine n’est pas un inventeur au sens historiciste du terme », il martèle, à l’appui d’une tendance trop courante de nos jours, que « se faire du fric et une réputation en dénonçant les infortunes des gens ne fut pas son genre ». A bon entendeur ! Sous la forme d’un catalogue raisonné magnifiquement fourni en reproductions, des premiers collages et dessins aux acryliques échevelées et sidérantes des années 1980, l’ouvrage retrace l’élaboration de ce que l’auteur nomme justement « une figuration automatique ». Sorti à l’occasion de l’exposition que la Fondation Vincent Van Gogh à Arles a consacré à l’artiste au printemps dernier (la galerie Loeve&Co avait aussi exposé des œuvres de l’artiste en 2022), cette monographie haute en couleurs est salvatrice pour le regardeur actuel, les dramaturges authentiques et virevoltants de la peinture se faisant de plus en plus rares. Celui-ci est d’ailleurs resté longtemps dans l’angle mort de l’histoire de l’art.  

Jean Raine. Vivre en peinture de Jean-Noël Orengo, Les Cahiers Dessinés, avril 2023, 224 p., 48 €