Le festival ManiFeste de l’IRCAM rend hommage au compositeur majeur du post-sérialisme italien, disparu il y a vingt ans, en remontant son Laborintus II, sur un texte du poète Edoardo Sanguineti.
Comment parler de Luciano Berio, vingt ans après sa disparition, et qu’aurait pensé cet honnête homme, qui avait vu l’Europe sombrer dans le fascisme, du devenir publicitaire de ses propres inquiétudes, dégradées en mantras — « partage », « vivre ensemble », « libération de la parole » — ânonnés à tout va comme d’aucuns, naguère, se signaient ou croisaient les doigts ? La réponse est déjà contenue dans Laborintus II, dont la recréation est programmée au festival Manifeste de l’IRCAM. Commande de l’O.R.T.F. pour le 700ème anniversaire de la naissance de Dante, cette pièce, datant de 1965, emprunte son titre à un recueil du poète communiste Edoardo Sanguineti qui en signa le livret. « Elle peut être traitée comme une histoire, une allégorie, un documentaire, une danse, être représentée à l’école, au théâtre, à la télévision, en plein air ou en tout autre lieu qui permet de rassembler un auditoire », déclara le musicien. En ces années où, conséquence du structuralisme, l’on décréta la mort de l’Homme, du Sujet, de la Philosophie, du Cinéma, et de l’Opéra, Berio, en dépit du fait qu’il réfutait la possibilité d’inventer un nouveau langage, réfutant sans états d’âme le projet de Schoenberg, se plia à la doxa et revendiqua pour ses œuvres scéniques, y compris Opera, de 1970, au livret duquel Umberto Eco collabora, une nouvelle appellation : « action musicale ».
Intertextualité assumée
Laborintus II paraîtra sans doute naïf ou désuet aux oreilles d’aujourd’hui, mais demeure emblématique de la position unique de Bério, à la fois phare de l’avant-garde européenne et postmoderne. Loin de simplement condenser la Vita nuova, le Convivio et la Divine Comédie, l’œuvre de 35 minutes confrontait ces textes de Dante à d’autres de la Bible, d’Isidore de Séville, de T. S. Eliot, d’Ezra Pound et de Sanguineti lui-même, sur le modèle du catalogue médiéval. Cette intertextualité assumée contaminait également la musique, tissant folklore, pop et jazz dans un patchwork organisé selon les lois de la musique contemporaine et préfigurant les zappings stylistiques décomplexés des compositeurs d’aujourd’hui : « Laborintus II est un catalogue didactique de références, d’attitudes et de techniques instrumentales, tel un livre d’école traitant des visions de Dante et du geste musical », dixit Berio. Mais c’était aussi une œuvre engagée, abordant « les thèmes de la mémoire, de la mort et de l’usure, la réduction de toutes choses à une seule unité de valeur ». Lors de notre dernière rencontre avec le compositeur, nous avions évoqué cette pièce, alors en passe d’être remontée au Centre Pompidou. Le progressiste ne pouvait s’empêcher d’y voir « une œuvre de construction, qui posait la question du renouvellement spirituel, politique et poétique, et prenait acte de façon positive, de l’accumulation du savoir humain ». Mais quand on lui faisait remarquer que la voix humaine y était souvent réduite au cri, le pessimiste reprenait le dessus, concédant, en des termes que n’auraient pas désavoués les théoriciens de l’École de Francfort, que c’était pour exprimer « l’accumulation arbitraire des choses dans notre monde », et « critiquer l’exploitation et le grand marché ». Si la citation de mélodies ou de danses populaires était déjà l’apanage des compositeurs du passé, et si Richard Strauss et Stravinski furent post-modernes avant lui, le refus de Berio d’établir, dans ses propres œuvres, une hiérarchie entre les éléments de culture savante et populaire, sa façon d’échantillonner et de transformer des tubes de Bach, Mahler et Ravel, dans ses Transcriptions et, enfin, de chercher sa vérité dans d’autres temps ou d’autres lieux, tout en restant tourné vers l’avenir, tranchait singulièrement avec ceux qui, à Darmstadt, voulaient faire table rase du passé, voire « brûler les maisons d’opéra », pour citer Pierre Boulez.
Infatigable chercheur
Né le 24 octobre 1925, à Oneglia, en Ligurie, Berio ne fut jamais un jeune homme en colère, comme Pierre Boulez. Sans doute parce que son géniteur ne le destinait pas à une carrière d’ingénieur. Au contraire. Aussi bien son grand-père, organiste, que son père, pédagogue, étaient compositeurs, et il rêvait plutôt de prendre le large, comme il nous le confia un soir, dans un français impeccable :
« Je voulais être marin, c’est mon père qui tenait à ce que j’apprenne tous les instruments, violon, piano, clarinette, percussions, pour connaître le territoire de la musique dans sa globalité. » Après la Seconde Guerre mondiale, durant laquelle il s’était blessé à la main, il avait étudié, comme son père, au Conservatoire de Milan : le contrepoint, avec Giulio Cesare Paribeni, et la composition, avec Giorgio Federico Ghedini. Ce dernier professeur l’influença par sa musique profondément ancrée dans le baroque italien, tramant de manière rigoureuse des harmonies complexes et une ligne mélodique très claire. Après la chute de Mussolini, Berio découvrit Schoenberg, Berg, Webern, Stravinski et Bartok, et rencontra sa première épouse, la soprano américaine Cathy Berberian dont l’influence sur sa musique allait être considérable. Certes, il n’aura de cesse, jusqu’à la fin de sa carrière, d’explorer, de manière radicale, les possibilités instrumentales avec sa série de Sequenzas et de Chemins, ainsi que celles de l’électronique, au sein de son studio Tempo Reale de Milan, mais la vocalité conservera, dans son œuvre, une indéniable prééminence. Avant Laborintus II, il y avait eu le cycle des Folksongs, sa pièce la plus connue et aimée et, ensuite, de nombreux opus considérés par certains comme des chefs-d’œuvre dont sa Sinfonia ; Un Re In Ascolto, d’après une nouvelle d’Italo Calvino, qui fut notamment monté à l’Opéra-Bastille au début des années 1990; Coro, doublant chaque instrumentiste par un chanteur ; Outis qui restera comme sa plus belle allégorie de l’enfant-voyageur, dans la mise en scène onirique de Yannis Kokkos au Châtelet, et, ultime action musicale, Cronaca del Luogo, créée en 1999, à Salzbourg : le testament d’un infatigable chercheur et d’une conscience tragique, évoquant, avec une acuité prophétique, des questions qui allaient déchirer le XXIème siècle, de l’enfance bafouée au retour de la guerre, en passant par le devenir virtuel du monde.
Laborintus II de Luciano Berio. Ensemble Ars Nova. Dir. Gregory Vajda. Mise en scène. David Lescot.
Les 7 et 8 juin à l’IRCAM.