La nouvelle pièce d’Ohad Naharin pour la Batsheva s’articule en douceur, entre un quatuor fusionnel et la fragilité de sept individualités exacerbées. 

Un Naharin peut en cacher un autre ! Et Momo, sa nouvelle création pour la Batsheva, en cache peut-être même plusieurs. Entre 1990 et 2018, quand il dirigeait la compagnie phare de Tel Aviv, Ohad Naharin en est devenu le synonyme, au point qu’on ne l’imagine toujours pas sans lui, l’inventeur de la fameuse technique Gaga, autre grand symbole de la danse mondiale. Et après avoir cédé les rênes artistiques de la Batsheva à Lior Avizoor – qui n’est pas chorégraphe – il a fallu attendre trois ans – covid oblige – pour voir Naharin offrir à la compagnie une nouvelle œuvre de sa plume. Apparemment. Car Momo n’est pas une pièce mais deux, nous dit-on. L’une, un quatuor masculin, est signée Naharin à coup sûr. Dans l’autre, les sept interprètes sont à l’origine de tout, sauf peut-être de la mise en forme finale. A l’arrivée, Momo se divise donc en deux sphères, tel un cocktail à étages qui se déguste en séparant les arômes qui se mettent mutuellement en valeur. Et pour compliquer davantage le traçage des ingrédients, Naharin a fait appel à Ariel Cohen, ancien danseur de la Batsheva, comme collaborateur artistique. Sans préciser l’apport de ce dernier, qu’on n’imagine pourtant pas primesautier au point de supplanter sans crier gare une écriture forgée en trois décennies. Alors, combien de Naharin est entré dans Momo ? Beaucoup, c’est certain, d’abord à travers le processus de création et bien sûr aussi par toute la tradition de la compagnie. Et ce même si Momo est effectivement une pièce bicéphale. D’une part, un quatuor tout masculin, tranquille et homogène. D’autre part, sept interprètes individuels, quatre femmes et trois hommes, qui tentent de conjuguer leurs solitudes plus ou moins agitées. Et pourtant les deux univers se rejoignent, comme dans un jeu de vases communicants, quand les sept électrons libres vont progressivement se mettre au diapason et créer des gestes partagés, alors que les quatre hommes vont devoir s’ouvrir à une vérité bien moins pacifique que dans leur rêve fusionnel. 

Avec Momo, Naharin semble donc chercher à se réinventer, et il prend à contrepied tout spectateur qui s’attendrait à retrouver son langage habituel, à savoir l’agitation permanente de corps gagaïsés par un énorme shaker squelettique. Si entre le quatuor et le septuor l’émulsion va se créer au cours de la pièce, il faut d’abord parler du début de Momo et du contraste saisissant entre les sept créatures instables, visiblement en quête d’elles-mêmes, et ces hommes au torse nu, magnifiés par la douceur et l’intemporalité de leurs gestes primordiaux, comme suspendus dans un immense silence. Et ce silence, ils savent l’habiter comme ils semblent même le créer, entrant dans l’espace pour l’arpenter en unisson, sans début ni fin, telles une incarnation de l’éternité. Chacun de leurs gestes est d’une intensité à couper le souffle. Avec eux, Naharin avance sur les chemins des chorégraphes-philosophes orientaux, du Japonais Ushio Amagatsu (Sankai Juku) au Taïwanais Lin Hwai-min (Cloud Gate dance Theatre). Il leur emprunte un état, mais pas le chemin. Car petit à petit, la violence de l’existence va innerver les gestes et faire pousser quelques cris déchirants aux quatre pèlerins, vêtus de pantalons très terre à terre, voire armée de terre. 

Quid alors de la constellation des sept incongrus, dont cet homme en tutu au visage de Pierrot ou cette femme gagaïste au corps disloqué ? Après un passage en studio de danse pour un cours de ballet à la barre et des suspensions facétieuses, l’élévation est au rendez-vous. En fond de scène, tous semblent s’envoler en grimpant sur un mur à escalade lequel, telle une machine à illusions car sombre et jamais éclairé, garde tout son mystère. Le quatuor de Naharin peut s’y suspendre, quasiment en position lotus, et le septuor va y trouver la sérénité tant convoitée pour finalement s’en aller dans les airs, comme pour rejoindre l’éternité. Mais tous, à onze donc, se présentent aussi face public en bord de scène, et leurs présences irradient avec une intensité inouïe. La force de Momo tient aussi en cette individualité qui finit par faire communauté. On connaissait Naharin – aka Mr Gaga – comme grand libérateur du corps, le voici en mission pour déloger le temps de la danse occidentale comme Cunningham l’arracha à sa dépendance musicale. Voilà donc un autre Naharin. Avec Momo, il semble avoir trouvé une paix intérieure qui nous promet, à l’avenir, encore de belles surprises et découvertes. Naharin se réinvente, et c’est passionnant. 

Momo d’Ohad Naharin. En collaboration avec les interprètes et Ariel Cohen. Chaillot nomade à la Grande Halle de La Villette. Jusqu’au 3 juin