À La Villette, Marne et Imre von Opstal lancent les danseurs de l’Opéra de Göteborg dans un tourbillon émotionnel, alors que Damien Jalet nous mène la sérénité. On court après une légèreté tant désirée, alors que tout peut basculer en un instant. 

Ça sent la découverte, et elle risque de laisser des traces. Pour la première fois, le travail d’Imre et Marne van Opstal est à voir en France alors que les deux Néerlandais, très internationaux dans leurs collaborations, enchaînent les créations pour les plus grandes compagnies, entre les Pays Bas et la Finlande, en passant par l’Allemagne. Et s’ils arrivent enfin à Paris, c’est par un détour baltique, à savoir depuis Göteborg. C’est là que Kathrin Hall, la directrice de la GöteborgsOperans Danskompani, leur a laissé toute liberté pour mener à bien cette création où Marne et Imre, frère et sœur à la ville, prouvent une fois de plus leur capacité à créer un lien organique entre eux-mêmes, un ensemble de danseurs et une inspiration. To Kingdom Come tire son exceptionnelle intensité d’un travail de fouille, d’une archéologie émotionnelle menée avec les douze interprètes qui ont creusé leurs propres souvenirs et traumatismes. Emmenés par le binôme néerlandais, ils accèdent à des états intérieurs où émotions et mouvements fusionnent dans une authenticité qui est le moteur même des recherches chez les van Opstal. « Et si un seul des douze avait été un autre, le spectacle ne ressemblerait pas à ce qu’il est devenu », affirment-ils. 

To Kingdom Come : Le titre renvoie à un point de non-retour, un cataclysme ou un anéantissement total, dans une dimension spirituelle ou fataliste : après nous, le déluge ou bien le royaume de dieu. Cette danse face à un abîme, ce saut dans le vide, sont palpables du début à la fin. Alors, quels traumatismes ? On citera entre autres les récentes vagues d’incendies de forêt au Brésil, en Afrique, en Californie, en Grèce, au Portugal… « Et ces cataclysmes frappent souvent les couches les plus fortunées de la population, jusque dans des pays qui se croyaient à l’abri », souligne Marne van Opstal. On pourrait nommer : la Suède. Mais c’est justement un danseur américain de la compagnie de Göteborg qui a personnellement fait face à la valse de feu, en Californie.

Si la scène peut refléter la lueur orange des flammes, il s’agit selon les chorégraphes d’une « lumière cinématographique » qui ouvre des horizons au lieu de verrouiller le ciel. Et parfois la menace métaphorique semble vouloir avaler cette assemblée qui fait face au désastre et entame une lutte pour se reconstruire, tout en s’enlisant dans une sorte de terreau qui remplit une énorme bassine, imaginée par l’artiste Tom Visser, auteur de moult scénographies pour le Nederlands Dans Theater. Dans ce rond, on court jusqu’à perdre pied et se jette à corps perdu dans les rencontres à deux comme pour hurler son horreur et sa douleur, mais aussi son attachement à la communauté. Le cercle rituel renvoie au Boléro de Béjart, alors que la recherche d’absolu rappelle le Sacre du printemps. Celui de Pina Bausch, avant tout. Et la danse, dans l’étonnante variété de ses vocabulaires chorégraphiques, donne à voir les manières de s’accrocher, tous ensemble ou bien à deux, à la beauté de la vie. Il y a ceux qui s’embrassent et celui qui, seul, se perd entre pleurs et rires. Tel couple s’adonne au sentiment d’abattement, tel autre flirte avec le burlesque et l’expressionnisme. Leur envie de communauté s’exprime également par les costumes, créés par les chorégraphes eux-mêmes, qui font autant penser à une ruralité du XIXe siècle qu’au clubbing de nos jours, sans la moindre disharmonie. La vivacité, la richesse et l’ouverture de la danse signée van Opstal doivent beaucoup au passage des deux à la Batsheva où leur carrière a été fulgurante. Puis, leur parcours de chorégraphes a débuté au Nederlands Dans Theater, qui n’est autre que l’une des adresses principales en Europe quand il s’agit de partir du mouvement pour composer des chorégraphies dans une certaine idée de la danse, défendue uniquement par des ballets contemporains où les danseurs ont (souvent) une formation classique mais explorent des langages contemporains suite à des invitations faites à des chorégraphes internationaux. Un système qui tourne à fond, en Europe et au-delà, sauf en France où de telles compagnies sont si rares qu’il n’est finalement pas étonnant de voir les deux van Opstal arriver à Paris aussi tardivement, via Göteborg. 

La Villette et Chaillot Théâtre national de la danse s’allient aujourd’hui tels pour présenter deux créations qui dialoguent tout autant. Car la GöteborgsOperans Danskompani fait le voyage avec deux pièces, amenant dans ses camions une autre scénographie de grande signature, celle de Kites de Damien Jalet, pièce qui créera un dialogue particulièrement intéressant avec To Kingdom Come, tel un yin et yang, voire pile et face. Tout y est différent, à commencer par le fait qu’on ne présente plus Jalet qui a écrit tant de pages chorégraphiques sublimes sur les scènes parisiennes. Kites est, après Skid, son deuxième opus pour l’ensemble suédois. Les kites, ce sont les cerfs-volants, un rôle magnifique pour les 17 interprètes. Sur la musique électronique répétitive, revigorante et très atmosphérique de Mark Pritchard, ils tourbillonnent comme pour s’envoler, lancés sur deux rampes de skate park aux formes poétisées qui rappellent les ailes d’un cerf-volant. Œuvre du grand plasticien newyorkais Jim Hodges, cette sculpture d’un blanc immaculé semble lancer les danseurs sur des vents qui emportent tout le monde dans leurs vortex, sur des trajectoires qui ressemblent à un ruban de Möbius. Et lorsque tout le monde semble s’abandonner joyeusement aux airs et aux rythmes, célébrant une insoutenable légèreté, la météo change et le cerf-volant devient une métaphore de nos existences, les danseurs citant l’idée que la vie « ne tient qu’à un fil », citation puisée dans un texte du jeune écrivain français Théo Casciani, acclamé par la critique pour son premier roman, Rétine, en 2019. Et c’est bien sûr sous cette prémisse que les deux volets de la soirée ont énormément de choses à se dire. 

To Kingdom Come par Marne et Imre van Opstal; Kites par Damien Jalet. Avec les danseurs du GöteborgsOperans Danskompani. Grande Halle de La Villette / Chaillot Nomade. Du 7 au 10 juin