Le metteur en scène signe un spectacle hors-norme avec la dernière promotion du Théâtre National de Strasbourg : Esthétique de la Résistance, une réussite totale à voir à Strasbourg, puis à la rentrée au festival d’Automne.
Le projet s’annonçait comme l’un des rares qui mériteraient vraiment d’être appelés « fous » : monter L’Esthétique de la Résistance, livre monstre de Peter Weiss, auteur allemand immense et mal connu en France pour une raison qui m’échappe, œuvre de plus de mille pages qui embrasse les années d’effondrement de l’Allemagne, autour d’une question : l’art peut-il sauver la civilisation, ou le peuple doit-il sacrifier l’art au nom de la civilisation, enfin d’une certaine idée de celle-ci, marxiste et égalitaire ? Question qui, appliquée à l’époque nazie, se traduit par : pourquoi les communistes n’ont-ils pas réussi à fonder un esprit révolutionnaire et une idée assez solide du monde pour contrer Hitler en Allemagne ? Pourquoi « l’espoir » de la guerre d’Espagne cher à Malraux, a-t-il sombré dans les purges staliniennes, et le pacte germano-soviétique ? Et finalement, l’idée d’une nouvelle civilisation, et la possibilité d’unir les hommes, n’est-elle pas plus réelle et tangible dans Guernica ou Le Radeau de la Méduse, aussi mystérieuses y demeurent-elles, que dans n’importe quel discours d’un petit-maître politique ?
Bref, une bluette.
Comme les aiment Sylvain Creuzevault, l’un des metteurs en scène plus ambitieux de sa jeune génération, qui nous avait il y a quelques années offert un spectacle annonçant celui-ci : les Démons. Déjà il réussissait à faire vivre au plateau cette tentative, vouée à l’échec, de réconcilier pensée et action politique, déjà il nous plaçait entre les idéologues et les sceptiques, les premiers désavoués par la violence qu’ils cautionnaient, les seconds, réduits à l’impuissance. Nul doute que Creuzevault cherche au plateau à résoudre les contradictions qui l’habitent, et dans cette obsession réside ce qui fait la valeur de son théâtre.
Car il faut imaginer que de la langue érudite et dense de Peter Weiss, qui lui impose plus de cinq heures de représentation, il réussit à faire une pièce vivante, mobile, drôle, extrêmement riche d’idées scéniques. Et ce en dirigeant les quatorze jeunes acteurs du Groupe 47 ( ici bien nommé, lorsqu’on pense à ce qu’a été en Allemagne le groupe 47 réunissant les écrivains du renouveau de la littérature, dont faisait partie Peter Weiss…). Au plateau, se mêlent aux jeunes acteurs, les compagnons de route de Creuzevault : Vladislav Galard, Frédéric Noaille, Boutaïna El Fekkak…Et c’est peu dire que la rencontre prend entre les jeunes du TNS et la bande du metteur en scène, car cette petite vingtaine d’acteurs vont échanger rôles et partenaires au gré d’un spectacle qui inclut chorégraphie, chants, vidéos, musique…A chaque scène ou presque, un nouveau dispositif nous est proposé. De Berlin à Barcelone, de Stockholm à Paris, le théâtre se transforme. Le moment parisien nous place dans une atmosphère d’Arletty et de cave dantesque, quand Berlin sera à la caméra-live, filmé à la Fassbinder. Même chose pour les tableaux que la pièce traverse par de superbes digressions : Le moment Guernica, tque portera le narrateur dans son dos, sera traité à la Chaplin, quand Le Massacre des innocents anime le tableau par la vidéo. A l’image du livre, le spectacle cherche aussi inlassablement à cerner les personnages centraux : ce groupe de jeunes idéalistes issus de la classe ouvrière qui cherchent par l’art et la politique à échapper à leur condition. Ainsi, la scène d’ouverture, anthologique, permet un moment puissant de théâtre : autour de la frise antique de Pergame, trois jeunes gens vont débattre de la nécessité de l’art, et la mère de l’un d’entre eux s’en mêlera, une Boutaïna El Fekkak portant corps et esprit, son discours sur l’art. Un moment de théâtre pur, délicat, que les acteurs tiennent avec une déconcertante facilité.
Oui, cette promotion du TNS s’avère exceptionnelle. S’il ne fallait en citer que quelques-uns, retenons Charlotte Issaly, qui par sa présence intransigeante s’impose et nous retient à elle. Il y a de l’actrice tragique, du Valérie Dréville en elle. Du côté des femmes, gardons aussi en tête le nom de Jade Emmanuel qui s’impose par la plasticité de son jeu, et la sensualité de sa présence, tout comme Lucie Rouxel, en clair-obscur. Ces trois actrices marquent ce spectacle, et sans doute d’autres à venir.
Côté garçons, le narrateur, Gabriel Dahmani, nous guide de sa haute silhouette élégante et de son parler intérieur et sobre, Yannis Bouferrache lui aussi habite la scène avec une forme de candeur étonnante, et enfin rappelons-nous de Felipe Fonseca Nobre, virevoltant et singulier.
Saluons surtout l’ensemble de cette troupe de l’Esthétique de la Résistance, qui nous rappelle notre besoin impérieux de grands textes, à l’heure de l’inquiétude politique.
Esthétique de la Résistance, d’après Peter Weiss, mise en scène Sylvain Creuzevault, Théâtre National de Strasbourg, jusqu’au 28 mai