Le Boss du rock passait par Paris ce week-end, délivrant un show existentiel mixant la puissance vitale du rock et la conscience de sa mortalité.

Depuis une dizaine d’années, à la sortie de chaque concert de Bruce Springsteen, on se pose deux grandes questions : comment fait-il à son âge pour tout donner et tenir en haleine des dizaines de milliers de personnes durant 3 ou 4 heures ? Et le reverra-t-on encore, et en forme, dans le futur ? Ces deux questions se reposaient avec une acuité accrue samedi dernier sur le coup de 21h45, en sortant de l’immense Arena de La Défense. Depuis 18h59 tapantes, Springsteen avait déroulé un best of de son répertoire couvrant cinq décennies, de son deuxième album (The Wild, the innocent & the E Street shuffle) à son tout dernier (Only the strong survive, entièrement dédié à des reprises de standards de soul), embarquant 40 000 spectateurs dans une liesse quasi-constante et absolue malgré un son parfois confus. Il faut dire que parmi ces 40 000 âmes, une bonne partie sont des fans de longue date qui ont vu le Boss à plusieurs reprises, connaissent parfaitement toutes les chansons ainsi que les codes des concerts, produisant une communion à nulle autre pareille entre Springsteen et son public : le spectacle est presqu’autant dans la salle que sur scène, les gens braillant en chœur les refrains et parfois même les couplets, agitant et balançant les bras comme un seul homme à chaque mouvement ou solo du rocker et de ses principaux lieutenants (le guitariste Steve « Miami » Van Zandt, et le saxophoniste Jake Clemons, neveu de l’historique et décédé Clarence Clemons), brandissant des pancartes où ils réclament telle ou telle chanson, ou bien formulent cette injonction : « Bruce, please don’t stop tonight/Bruce, stp, ne t’arrêtes jamais de jouer ce soir ». 

Un concert de Bruce n’est jamais une simple addition de tubes, mais un récit savamment structuré, véhiculant une thématique dominante. On a ainsi connu la tournée Born in the USA (le hiatus entre le nouveau statut de mégastar planétaire du Jersey devil et la critique du rêve américain véhiculée par ses nouvelles chansons), la tournée The Rising (réponse intelligente au 11/09), la tournée Wrecking ball (très politique, post-crise de 2008, très anti-libérale). En 2023, l’auteur de Born to run a 73 ans et cette tournée se déploie sous le signe de la camaraderie, de la puissance résiliente du rock, du vieillissement et de la mort. Les trois premières chansons indiquent la tonalité existentielle du show : No Surrender (la découverte du rock au lycée, les premiers pactes d’amitié, le vœu de ne jamais rien lâcher de cet esprit, ce qu’il prouve en acte puisqu’il est toujours là à 73 ans), Ghosts (hommage à un ami et premier partenaire de groupe disparu – probablement George Theiss -, invocation de son esprit toujours présent et des fétiches du rock tels que blousons, boots, marques de guitares…), Prove it all night (originellement destinée à une girlfriend, elle s’adresse au public – je vais faire mes preuves toute la nuit pour vous). Le sens de ce triptyque inaugural est clair : moi et mes camarades du E Street Band sommes conscients de notre grand âge, de la mort qui rôde, mais le rock et son énergie vitale sont là pour éloigner la menace de cette ombre qui approche « comme un train lancé plein pots sur les rails » (selon les mots du Boss sur la scène). Ce thème a traversé le concert de part en part, parfois de façon explicite avec les chansons écrites dernièrement : Last man standing, bouleversant, joué seul à la guitare acoustique, hommage (comme Ghosts) à son ami d’adolescence George Theiss, récemment décédé d’un cancer du poumon. Le « dernier homme debout », c’est Bruce, ultime survivant de son premier groupe, les Castiles. On pense aussi à Letter to you (résumé-bilan du sens profond de son activité de rocker-songwriter) et I’LL see you in my dreams, dans laquelle il invoque les forces de l’esprit et les souvenirs qui aident à transcender la mort. Une reprise telle que Nightshift, des Commodores, s’inscrit elle aussi dans cette thématique puisqu’elle invoque l’esprit de deux grands soulmen disparus qui ont influencé le Boss, Marvin Gaye et Jackie Wilson. Les chansons anciennes, devenues des classiques, revêtent également une signification plus mélancolique quand elles sont chantées à 73 ans et non plus 25 ou 30 ans. On pense au fabuleux Backstreets, qui raconte une amitié de jeunesse conclue par une rupture douloureuse (on a écrit dix mille chansons sur la rupture amoureuse, mais pas tant que ça sur la rupture amicale) délivré ce soir-là avec une intensité et une émotion toutes particulières, et bien sûr à 10th Avenue freeze out, ce morceau de pure soul qui évoque les débuts du E Street Band et la rencontre avec Clarence Clemons, agrémenté aujourd’hui par un diaporama de photos de Clemons et de Danny Federici, les membres du groupe tombés au champ d’honneur du rock. En joignant dans cette chanson les commencements et les fins, la joie totale de la musique et la tristesse des images l’accompagnant, le temps perdu à jamais et le temps retrouvé pendant la parenthèse enchantée d’un concert, Springsteen résumait à la perfection la dimension proustienne de cette tournée qui est par ailleurs une fête des sens et une fournaise spirituelle de chaque instant. Alors, cher Bruce, la prochaine, c’est quand ? Vite, avant d’être trop vieux, ou trop mort !