Fin de partie pour Jérôme Garcin, l’animateur depuis 34 ans du Masque et la plume. Nous lui rendons hommage ici. 

On l’a appris fin avril, Jérôme Garcin arrêtera Le Masque et la plume à la fin de l’année. C’est un micro-événement dans l’ordre global du monde mais un petit séisme dans le paysage médiatico-culturel français. Le rendez-vous du dimanche soir sur France Inter a été créé en 1955, bientôt 70 ans, record du PAF ! Succédant à Michel Polac, François-Régis Bastide et Pierre Bouteiller, Jérôme Garcin en était le présentateur-producteur depuis 34 ans, ce qui faisait de lui un genre de Michel Drucker des arts et lettres. Pour ma part, je suis auditeur fidèle de l’émission depuis mes 13-14 ans (déjà 50 ans, merde !), j’y ai suivi mon apprentissage sauvage de la critique et j’y ai officié côté micro du printemps 1995 (je ne me souviens pas de la date exacte ni des films au menu de cette première pour moi) au 28 octobre 2004 (je me souviens très bien de cette date-là car mon père décédait ce funeste jeudi soir-jeudi noir pendant l’enregistrement de ce qui serait mon dernier Masque en tant que chroniqueur). Quand vous écoutez rituellement une émission depuis une cinquantaine d’années, quand vous y avez participé pendant presque dix ans, elle s’imprime dans votre esprit, s’incruste aussi dans votre corps, se greffe dans votre ADN avec son générique au piano et ses voix. C’est dire à quel point le départ de Garcin est un bouleversement dans ma vie, dans nos vies d’auditeurs-spectateurs-participants- acteurs de la vie culturelle française, d’autant qu’il survient après le départ de Sophie Avon, autre voix aimée de l’émission – comme un déménagement forcé, une petite mort, la fermeture du café du coin où l’on avait l’habitude de prendre son petit noir serré. 

Jerôme Garcin, c’était d’abord une voix, de celles que l’on qualifie de « radiophoniques », soyeuse, ronde, chaleureuse, qui faisait de Garcin un Sinatra des grandes ondes. Sa façon de mener l’émission était l’élégance même, savant mélange de douceur et de fermeté, de tenue et d’humour, de convivialité et de respect scrupuleux de la langue française. Cavalier à ses heures, il avait sans doute retenu quelques enseignements de sa passion équestre pour dompter avec tact l’attelage de chevaux souvent dociles mais parfois fougueux, impétueux, imprévisibles, tirant à hue à dia, que sont les chroniqueuses et chroniqueurs du Masque. Sous sa houlette et dans les traces de Bastide et Bouteiller, l’émission a été un repère et un repaire de la critique, d’une certaine idée française du débat culturel où se mêlent l’érudition, la science analytique, le goût du verbe et du duel, le cabotinage, et une pincée de mauvaise foi pour épicer le tout. Esprits de d’Artagnan et de Cyrano, soufflez ici ! Le Masque est un rappel constant de la nature foncièrement subjective de l’exercice critique : car la critique n’est ni une science exacte, ni le journalisme avec ses règles d’or (sources, faits, recoupage des infos…) mais un artisanat fragile, peut-être un art, constitué à parts égales et indiscernables d’herméneutique, de maïeutique, de sentiment, de goût, de pensée, de ressenti, de réflexion, de talmudisme, où la seule objectivité qui tient est celle de sa subjectivité et de ses questionnements. Dans la critique, Transfuge est bien placé pour le savoir, tous les avis sont autorisés, et même recommandés, à condition qu’ils soient authentiques et si possible adroitement argumentés, intelligemment justifiés, élégamment défendus. 

Le dissensus fait bien sûr partie du jeu, auquel participent volontiers les auditeurs du Masque. Mais dans une époque où le débat public s’est tendu, hanounisé, entre bad buzz, fake news, aboiements, insultes et menaces en meutes, où le clash tient lieu de débat, brûlant toutes les règles tacites du « discuter ensemble », les débats du Masque sont toujours restés ce phare de bienséance, d’humanisme et d’universalisme, qui sait conjuguer les passions contradictoires avec une certaine civilité, une courtoisie, un respect chevaleresque de l’adversaire jamais envisagé comme un ennemi. J’y ai souvent ferraillé dur avec Michel Ciment ou Alain Riou avec lesquels j’entretenais des relations cordiales hors micro et je suis convaincu qu’il en était de même entre Bory et Charensol, ou aujourd’hui entre Leherpeur et Neuhoff. Jerôme entretenait cette conception du débat éventuellement musclé mais dans un cadre bienveillant. A titre personnel, je n’oublierai jamais qu’il m’a fait l’honneur et l’amitié de me convier à cette tribune aussi prestigieuse que faiblement rémunérée durant presque dix ans malgré ma voix pourrie, mon éloquence hésitante et mon trac face au public. Mille fois imité (y compris dans les domaines politiques et sportifs), jamais égalé, Le Masque et la plume continuera sa longue et belle vie après Garcin avec une nouvelle meneuse de jeu. Quant à l’ami Jérôme, ce ne sera qu’un au revoir, il poursuivra ses activités équines, littéraires et critiques (via un blog dans l’Obs). Ce sera désormais pour lui « La Bride et la plume » et on lui souhaite de continuer à alimenter une conversation publique de qualité pendant les 34 prochaines années, sans tomber de cheval.