Avec Daddy, spectacle où elle explore la prédation pédophile à l’ère des jeux vidéo, Marion Siéfert signe son œuvre la plus ambitieuse.

Le virtuel a un avantage sur le réel, c’est que tout y est possible. C’est le cas au théâtre, par exemple. Espace virtuel par définition, on peut sans écran y reconstituer l’univers des jeux vidéo. Forte de ce constat, Marion Siéfert aborde dans Daddy la part obscure des jeux en ligne où derrière l’aspect ludique et le sentiment de liberté éprouvé par les amateurs, se profile une dimension autrement inquiétante sachant que ces plateformes sont aussi un terrain de chasse apprécié des pédophiles. 

Présenté en mars à L’Idéal à Tourcoing dans le cadre d’une programmation hors les murs du théâtre La Rose des Vents, Daddy happe littéralement le spectateur dès les premières secondes par une séquence vidéo où deux avatars, femme et homme, surfent tel des superhéros dans un univers vertigineux où ils zigouillent à tout va ce qui apparaît sur leur passage – créatures monstrueuses, humains, animaux ou autres. Lui a pour pseudo Sparadaganza, elle, Bad Candy. Leurs dialogues sont reproduits à l’écran sous forme de messages. L’équipée grisante cède abruptement la place à une scène on ne peut plus réaliste : une famille ordinaire assise autour d’une table. Il y a le père, la mère, leurs trois filles. Et un ami venu prendre l’apéro qui s’extasie sur ces adolescentes en train de devenir femmes. Il émane de ce tableau un machisme égrillard quelque peu étouffant souligné par la façon désinvolte dont le père se dépoile devant ses filles pour enfiler sa tenue de travail. Entre-temps, l’une d’elles a reçu une baffe parce qu’elle ne décolle pas les yeux de son téléphone. 

Elle s’appelle Mara. Âgée de treize ans, elle rêve de devenir actrice. Partant de cette opposition antithétique entre une réalité terre à terre et un monde artificiel où chacun est libre de s’inventer un personnage, Marion Siéfert passe à un autre niveau dont on pourrait dire qu’il subsume les deux précédents. Au-delà de leurs avatars respectifs, une relation se noue entre Mara et son partenaire de jeu, Julien. Âgé de vingt-sept ans, il semble mener une vie de pacha. Il lui propose de devenir célèbre en participant à « Daddy », un jeu vidéo où elle réalisera enfin tous ses désirs. Il s’agit évidemment de l’entraîner dans un traquenard où elle paiera d’une manière ou d’une autre de sa personne. Le spectacle bascule alors dans une nouvelle dimension où l’univers du jeu, représenté directement sur le plateau, a tout d’une féerie kitsch, jusqu’à ce que Mara prenne conscience qu’elle est prise au piège. 

Se dégage de ce spectacle un sentiment de malaise qui est évidemment le but recherché par Marion Siéfert dont on sent à quel point elle évolue sur une corde raide redoutant de glisser dans les travers qu’elle voudrait dénoncer. La difficulté de ce genre d’exercice étant de trouver le juste positionnement. Là où en abordant des sujets similaires le metteur en scène et plasticien suédois Markus Örhn, par exemple, opte pour l’excès et la saturation perturbante, Marion Siéfert a préféré une approche plus mesurée, même si parfois tâtonnante qui donne à son spectacle un léger goût d’inachevé.

Daddy, de et par Marion Siéfert, à l’Odéon théâtre de l’Europe, du 9 au 26 mai