Au Ballet de Bordeaux, quatre écritures chorégraphiques sont inspirées d’événements tragiques ou heureux: Sol León/Paul Lightfoot, Marco Goecke et Houston Thomas. 

Le Ballet de l’Opéra National de Bordeaux fait de beaux yeux à la création chorégraphique. Sous la direction d’Eric Quilleré des liens se sont tissés et les échanges se multiplient avec le Malandain Ballet de Biarritz et Angelin Preljocaj à Aix-en-Provence. Voilà qui met du suspense, des surprises, des pépites… Dans l’assiette chorégraphique bordelaise le public découvre soudainement un jeune chorégraphe américain, apparemment surgi de nulle part. Car Houston Thomas est danseur et chorégraphe en Allemagne, au ballet de Dresden, celui de la fameuse Semperoper. En 2022 il remporte à Biarritz le Concours Jeunes Chorégraphes de Ballet avec une pièce fulgurante, ciselée et hautement énergétique, pleine de suspense. Et c’est en tant que lauréat qu’il fut invité à Bordeaux. Où il crée une pièce pour vingt danseurs qui en plus ouvre le bal des Quatre tendances, titre générique d’un programme composé par Eric Quilleré autour de deux œuvres de Sol León et Paul Lightfoot, les directeurs du Nederlands Dans Theater, elle Espagnole et lui, Britannique. Et puis, Marco Goecke, Allemand travaillant en son pays. C’est presque trop classique. Mais il faut voir son intrépide langage chorégraphique qui secoue le monde du ballet, du NDT à l’Opéra de Paris comme aux Ballets de Monte Carlo, pour ne citer qu’eux. 

La danse de Goecke est virulente, inquiète, diffractée. Une quête d’harmonie et de fluidité sans cesse dynamitée par une lutte intérieure. Dans Woke Up Blind, pièce pour sept danseurs créée en 2016 pour le Nederlands Dans Theater, il rend hommage au compositeur et chanteur rock Jeff Buckley, décédé jeune dans des conditions tragiques. Voilà qui permet à Goecke de donner un nom au sentiment de bouleversement et de rébellion qui traverse toute sa danse. Car il y a de l’animalité sauvage dans son écriture, un tremblement tout électrique, un romantisme en lutte. Goecke est le pendant allemand de Sharon Eyal, avec plus d’individualité laissée aux interprètes. Enfin, Goecke l’était. Car sa carrière est désormais incertaine, suite à une réaction aussi explosive que sa danse. Aussi viscérale, peut-être. Car un soir, à l’entracte d’une première au théâtre de Hanovre dont il dirigeait le ballet, le grand chorégraphe promis à une brillante carrière barbouilla le visage d’une célèbre critique de danse des excréments de son chien Gustav. Suite à cette attaque, une réaction violente à une série des pamphlets dénigrant ses créations, on ne sait trop comment il pourra rebondir. On lui souhaiterait pourtant d’en trouver le chemin, car Woke Up Blind est une preuve de plus de l’adéquation entre son écriture et les déchirements de notre époque. 

Il y a dans Quatre tendances deux hommages. L’autre est justement celui de Houston Thomas, qui dédie son Skywatcher à sa mère, décédée en 2017. Le jeune chorégraphe lui offre une pièce qu’il veut joyeuse, mais qui ne fait pas avancer son écriture personnelle. Pas dans l’immédiat, en tout cas. Non seulement il organise parfaitement un ensemble de vingt interprètes en pas de deux, pas de quatre et en groupes selon des principes géométriques et spatiaux plus que proprets, mais en plus son écriture colle au plus près du modèle balanchinien, sans le déconstruire. Cette « lettre d’amour » à sa mère, placée sous un ciel étoilé, est aussi sage qu’une mère souhaite son fils. Sans parler du fait qu’un jeune chorégraphe qui affronte un grand ensemble qu’il ne connaît pas a toujours tendance à s’appuyer sur des structures simples et lisibles. « Comme pour toute lettre, vous voulez vous assurer qu’elle soit compréhensible, et que son destinataire soit sensible à l’émotion que vous voulez lui transmettre. » On souhaite simplement qu’il reprenne le développement de sa propre écriture, sans passer par sa mère ou autres hommages au XXe siècle, d’autant plus qu’il annonce à l’occasion qu’il met fin à sa carrière de danseur pour se consacrer pleinement à sa carrière de chorégraphe. Le paradoxe de voir ici le plus jeune créateur présenter la pièce la plus vintage de la soirée restera, on l’espère, un pas de côté. 

On pouvait s’attendre à du vintage plutôt de la part du binôme León/Lightfoot avec leurs créations datant respectivement de 1994 et 1998. C’est tout le contraire. Leur duo Softly, as I leave you – un portrait intemporel de la femme et de l’homme amoureux – et le quintette Sad Case – malgré son titre une joyeuse déconstruction du langage balanchinien – témoignent de la grande liberté d’invention d’un couple et de toute une époque, notamment marquée par un certain Mats Ek dans la sensibilité du jeu de séduction entre êtres amoureux, dans une compréhension profonde des psychismes cisgenres. Et on a vu Hélène Bernardou et Kylian Tilagone se fondre corps et âme dans un portrait universel, épouser les émotions d’Arvo Pärt et Johann Sebastian Bach pour s’y consumer, mais aussi se porter l’un l’autre dans leur romantisme, avec élégance et finesse, fluidité et ardeur. Rien de plus judicieux que de placer cette rêverie sur l’amour avant Sad Case, créé pendant la grossesse de Sol León. Que d’ironie et de facéties dans ce cabaret enjoué ! Aussi la soirée s’achève sur une bande-son de mambo et autres jouissances latines délicieusement désuètes, de Ray Barretto au Trio Los Panchos. Car si on veut verser dans le vintage, autant le faire sans trop se prendre au sérieux, avec ironie et légèreté. C’est sans doute sans faire exprès qu’Eric Quilleré a tissé ces Quatre tendances autour du cycle de la vie et l’amour, en partant de l’hommage à une mère défunte pour aller à la joie d’une naissance. Mais tout tombe juste, tel un cycle de saisons.

Quatre tendances : Skywatcher de Houston Thomas; Softly, As I Leave You et Sad Case de Sol León; Woke Up Blind de Marco Goecke. Avec le Ballet de l’Opéra National de Bordeaux. Grand Théâtre de Bordeaux. Jusqu’au 2 mai 2023