Rudy Reichstadt, spécialiste du complotisme, publie Au Coeur du complot, analyse ce phénomène inquiétant omniprésent sur les réseaux sociaux, et dangereux pour la démocratie. 

« Mon crime ? Conspirer à ciel ouvert contre les propagandistes, les bonimenteurs professionnels, et les charlatans de la désinformation. On ne peut pas vous faire taire, on ne peut pas vous tuer, alors on essaie de vous anéantir symboliquement. Cela passe par la destruction, sur les réseaux sociaux, de votre personne, de votre nom, de votre visage. » Voilà en quoi nous pourrions résumer ce formidable essai, salvateur et solide.

Au cœur du complot est un patient travail de diagnostic et de décryptage que mène Rudy Reichstadt depuis des années, sur l’action insidieuse, grossière, de ces créateurs de « fake news » et d’allégations en tout genre, diffusées dans l’objectif de faire avancer des causes portées par les vents mauvais du mensonge scientifique, du racisme, du négationnisme, de l’antisémitisme… au nom de douteux combats contre le « système » et ses « élites mondialisées ». 

Et c’est ce travail minutieux de moine trappiste qui vaut à Rudy Reichstadt d’être insulté, conspué, diffamé, traîné dans la boue quotidiennement sur Internet, menacé de mort.

Pour entrer dans cette jungle où tous les coups sont permis, l’auteur nous prend par la main et nous guide, avec les outils qui sont les siens : enquêtes minutieuses, accumulation de preuves, recoupements des sources, conclusions solidement étayées.

Tout le contraire des complotistes, qui sortent la Grosse Bertha à la première occasion pour dézinguer sans nuance l’adversaire désigné à la vindicte populaire sans ménagement ni souci de la vérité.

Le tutoiement et le panurgisme des commentaires relayés ad nauseam en accentuent la violence collective : « Tu bosses pour qui, Rudy ? Tu n’as toujours pas fermé ton ignoble site, sale Juif ? C’est quoi ce site de geeks frustrés ? Les racailles de ton espèce, pervers pédophiles, méritent d’être pendues haut et court, quand le Jour de la Libération viendra.», etc. 

Tout y passe et tout est bon pour avilir.


Et le dialogue est infernal, perdu d’avance…

Car tenter de discuter avec un complotiste reviendrait à accréditer la métaphore du pigeon et du joueur d’échec « où le volatile finit par renverser toutes les pièces, se soulager sur le plateau, et se pavaner en clamant sa victoire », nous dit Reichstadt. 

Le complotiste inverse la charge de la preuve, crée de faux dilemmes, harcèle de questions en se mettant dans la position du procureur impartial, exige des justifications en hurlant qu’un refus de réponse sera considéré comme une preuve de culpabilité. 

Reichstadt voit dans le complotisme une fuite en avant, une gratification sadique tendue vers la quête illusoire d’un Grand Soir perpétuellement repoussé, jamais satisfaite.

La force du livre et sa description fouillée du phénomène conspirationniste prend tout son relief dans les derniers chapitres, quand il montre que les tombereaux d’insultes et la répétition d’une calomnie humiliante ne peuvent que blesser inévitablement ceux qui plaident pour un débat raisonné et serein, quoiqu’ils en disent, à leurs corps défendant. 

Car si l’auteur a réussi à maintenir à tout prix une distance salutaire avec son double numérique, chimère monstrueuse qui lui échappe, image « déchiquetée » à qui on promet les pires châtiments, Rudy Reichstadt met en garde contre la folie qui pourrait conduire un jour à l’irréparable, à l’appel au meurtre suivi d’un passage à l’acte. Il faut un certain courage pour l’écrire, et des forces vitales certainement bien plus nobles que celles qui sont mobilisées pour injurier anonymement, à jet continu, jusqu’à menacer de mort un auteur ouvert au dialogue et à la discussion.

« Demandez-vous si vous voulez être celui qui menace la famille de quelqu’un que vous ne connaissez pas, à propos de qui vous avez certes entendu toute sortes de choses horribles, mais qui vous crie ici que ces choses ne sont pas vraies. 

Demandez-vous si je ne mérite pas le bénéfice du doute  –  si vous vous reconnaissez quand je parle des « complotistes », vous devriez après tout vous y connaître en doutes, il parait que vous en avez à revendre.

Demandez-vous si vous ne valez pas mieux que ça. »

Oui, demandez-vous.

Rudy REICHSTADT, Au Cœur du complot, Grasset, 120p.,15€