C’est un pas de côté que fait Transfuge. Un chanteur de variété, un compositeur. C’est la première fois et peut-être la dernière. Qu’est-ce qui nous a pris ? La réponse est simple : Gainsbourg est le plus littéraire des chanteurs. Comme le prouve la belle expo de la Bpi, Gainsbourg, le mot exact, qui se tient actuellement au Centre Pompidou. Des exemplaires de sa bibliothèque ouvrent l’expo. Monsieur avait du goût. Sade, le plus représenté, trône en majesté. On est d’abord étonné ; Gainsbourg le romantique, Gainsbourg homme du XIXe siècle, tient Justine en haute estime. Étonnement passager : Gainsbourg et le sexe ne font qu’un ; Gainsbourg obsédé sexuel, comme le rappelle un des commissaires interviewés, Sébastien Merlet, auteur de l’excellent et désormais classique Gainsbook (Seguers). Étonnement passager, aussi, parce que Gainsbourg est un ludique, comme Sade. Sade aime s’amuser dans ses parties fines de châtelain ; Gainsbourg, à sa manière, aussi. Plus loin dans la bibliothèque, Adolphe de Benjamin Constant ; son livre de chevet : le romantisme à l’état pur, l’inconstance en amour, le moisissement de l’amour, la souffrance en amour, tant d’idées, d’émotions qui traversent son oeuvre et sa vie. On arrive à Lolita. Là, attention, on passe aux choses sérieuses. 1955, le roman paraît ; Gainsbourg le lit à sa sortie, il est subjugué. Il veut à tout prix adapter le très beau poème que Nabokov a écrit à partir du livre. Refus de Stanley Kubrick qui a acheté les droits du livre pour tourner son Lolita. Gainsbourg trouve la parade 14 ans plus tard, avec “Jane B”, une des plus belles chansons au monde, relecture à peine déguisée du poème Lolita. La Lolita, la jeune fille, la jouvencelle, hantent la discographie de Gainsbourg de bout en bout, et lui donnent quelques-unes de ses plus belles chansons, “Lemon Incest” en tête. Il joue avec le feu, il le sait ; quelle meilleure définition de l’artiste. Voyez ses sonnets dans un livre peu connu, signé Jacques Bourboulon. Corps naturels.

Un artiste n’est pas un curé, il n’est pas là pour répandre la bonne parole ; il n’est pas là pour aider son prochain, il n’est pas là pour en appeler à l’empathie, le mot à la mode ; il n’est pas là pour être bienveillant, autre mot à la mode. L’étriqué n’est pas la patrie de ce rastaquouère. Gainsbourg fait comme Bataille et quelques autres, l’expérience des limites. Ils les outrepassent, les malmènent, les abat. Jouissance et création se situent chez lui sur ce fil, parfois jovial, parfois morbide, parfois dégueulasse. La collégienne et les SS, même combat : j’emmerde la morale petite-bourgeoise. Celle-là même qui a pris le pouvoir aujourd’hui, Woke et consorts. J’emmerde la morale petite-bourgeoise : ici sous la forme d’un grand éclat de rire, là un bras d’honneur. Il tire à boulet rouge contre les « fachos », et contre la bien-pensance, le conformisme des limités. Il s’en prend même à Dieu, dans la plus pure tradition juive de défi comique : « Dieu fumeur de havanes » ; pire : de gitanes !

Gainsbourg a un regard espiègle, enfantin sur le monde ; même le Gainsbarre à l’oeil mort garde cet oeil taquin, jusqu’à la fin. C’est sûrement un de ses plus grands charmes. Mais revenons un peu en arrière. Fin XIXe, Huysmans et son Des Esseintes, figure décisive pour Gainsbourg. Son fétichisme, bien sûr, mais aussi un penchant pour la mort, le morbide, propre au décadentisme. « La décadanse » : Je t’aimais/Déjà mais/ Nuance/La décadanse/Plus encore/que notre mort/Lie nos âmes/et nos corps. La mort, la sensualité, l’amour, l’érotisme : on y est, on est chez Gainsbourg. Un mot sur le surréalisme et sur Dada, deux des références clefs de Gainsbourg. Les collages, les jeux de mots, le potache… Son goût de la provocation vient de là ; de la radicalité. Provocation d’esthète, de plaisantin, un loustic littéraire. Humour, scandale, violence, trois mots qui vont bien au dadaïste Gainsbourg.

Il a écrit un remarquable roman, Evguénie Sokolov, publié chez Gallimard en 1980. La critique est unanime : nulle. Cette histoire de pétomane n’a pas rencontré leur faveur. L’humour n’a jamais été le fort de la critique littéraire.

Dans une société corsetée comme la nôtre, victorienne et moralinée à souhait, médiocre, mesquine, Gainsbourg manque ; le styliste, le hussard Gainsbourg manque. No comment.