Une petite merveille de l’opéra contemporain, L’Inondation de Francesco Filidei et Joël Pommerat se rejoue à l’Opéra Comique.
L’opéra est un art fragile ; souvent on brocarde son grand âge, l’accusant de ne s’être pas adapté au monde neuf pour lui préférer une tradition vénérable mais poussiéreuse et élitiste. Sotte accusation, qui relève parfois du racisme de classe et n’a pas sa place dans ces pages. D’autant que l’opéra est un art bien vivant, qui voit chaque année de nombreuses créations, avec des bonheurs évidemment divers. Avouons que le bon grain y est moins fréquent que l’ivraie, mais n’en est-il pas de même pour les livres, les films, ces arts qu’on dit plastiques ? Et lorsqu’une création lyrique est réussie, elle marque la mémoire avec une force véritable, car cela relève de l’épiphanie. Tant de paramètres sont convoqués pour la réussite d’un opéra, tant d’écueils doivent être évités. Et quand « ça marche », alors tous les sens sont à la fête. On se rappelle ainsi l’extraordinaire Innocence de Kaija Saariaho voici dix-huit mois, à Aix-en-Provence. Puissance musicale, perfection de la mise en scène, distribution éclectique et superlative : tout était là, et le public ne pouvait qu’ovationner.
Mais remontons deux ans plus tôt, à l’automne 2019, lorsque l’opéra-comique proposait l’opéra Inondation, de Joël Pommerat et Francesco Filidei. Voici un autre exemple de création lyrique maîtrisée, intelligente, qui ne s’enlise pas dans un livret verbeux, une intrigue conceptuelle et une musique hostile. Inspiré d’une nouvelle publiée par Zamiatine en 1929, on y voit les destins parallèles des habitants d’un immeuble russe bâti au bord d’un fleuve. Un couple sans enfant adopte la jeune orpheline de l’étage du dessus, mais se noue bientôt une relation torve entre l’homme et sa nouvelle fille. Alors que monte les tension charnelle et malsaine, le niveau du fleuve dépasse sont seuil critique et commence à déborder…
Métaphore transparente et très efficace des flots du désir, de la frustration, de l’humiliation, cet opéra parvient à retrouver la puissance narrative et la concentration d’un rythme cinématographique (chose à laquelle devrait toujours tendre l’opéra contemporain pour retrouver la faveur du grand public). Il n’y a pourtant aucune complaisance, aucune facilité dans cette œuvre âpre, qui prend aux tripes ; certaines scènes sont même d’une violence sourde et presque suffocante.
Le travail de Pommerat, à la fois librettiste et metteur en scène de l’œuvre, suit et dirige les chanteurs-comédiens au plus près de leur réalité intérieure, les poussant sur la brèche de la voix et du jeu, comme un précipice. La partition riche, ondoyante, presque « liquide » de Filidei épouse et magnifie la complexité du propos, sans jamais l’alourdir. On n’est pas dans la déclamation, on n’est pas non plus dans le théâtre chanté.
Il faut donc se réjouir que la salle Favart reprenne ce spectacle, avec une distribution vocale proche de celle de la création (dont la remarquable Chloé Briot). Le « philar » de Radio France se voit remplacé par l’orchestre de chambre de Luxembourg et, à la baguette, Leonhard Garms succède à Emilio Pomarico. Pour le reste, voilà un spectacle qu’on peut aller (re)voir sans crainte. Par son équilibre assez idéal entre le propos et la musique, cette Inondation nous rappelle que malgré ses quatre siècles d’existence, l’opéra a encore bien des choses à nous dire.
L’Inondation, de Francesco Filidei et Joël Pommerat, direction musicale de Leonhard Garms, Opéra Comiquedu 27 février au 5 mars