Alain Françon reprend à la Scala sa mise en scène subtilement poétique d’En attendant Godot, servie avec brio par les acteurs Gilles Privat et André Marcon. 

Si la reprise est consubstantielle à l’art dramatique, elle prend avec certains textes une dimension d’autant plus forte que chaque interprétation semble en renouveler l’impact. Cet effet de redite, avec ses modifications, ses inflexions et ses variations, loin de nous maintenir dans une position statique apparaît au contraire comme une cause d’étonnement. Ainsi en assistant en juin dernier à Lyon dans le cadre des Nuits de Fourvière à En attendant Godot dans la mise en scène d’Alain Françon, l’impression dominante face à cette œuvre souvent représentée était curieusement de la découvrir pour la première fois. 

Il ne s’agit pas de prétendre que nous ignorions tout de cette pièce tellement célèbre que chacun en connaît des répliques par cœur. Mais en nous confrontant une fois encore à la situation où sont pris Vladimir et Estragon, le spectacle réussit ce tour de force de susciter le même étonnement désabusé éprouvé par les deux héros. Autrement dit, l’état de doute endémique, ce flottement permanent dans lequel ils baignent. Car ce qui intrigue et fascine toujours dans la pièce, c’est cette ritournelle inexorable qui les fait revenir aux mêmes endroits, reproduire plus ou moins les mêmes gestes, rencontrer les mêmes personnes – en l’occurrence le duo inquiétant de Pozzo et Lucky ou cet enfant venu les avertir que « Monsieur Godot (…) ne viendra pas ce soir » – tout en remettant systématiquement en question la possibilité de ce que tout cela ait lieu de nouveau. 

Cette atmosphère de flou général sous-tendue par une mémoire à la fois riche de souvenirs et étrangement défaillante est évidemment un ressort comique puissant, même si ce n’est pas le seul. L’une des réussites d’En attendant Godot, c’est de faire rire tout en nous confrontant aux aléas de la condition humaine. L’humour saillant des deux héros jamais en mal d’un trait d’esprit ayant ici une part essentielle, mais pas seulement comme le montre admirablement cette mise en scène portée par le jeu minutieux et tout en nuances de Gilles Privat et André Marcon dans les rôles respectifs de Vladimir et Estragon. À les voir, on pense à une version contemporaine de Bouvard et Pécuchet, les héros du roman de Flaubert. Seulement ces gratte-papiers devenus encyclopédistes vivent désormais dans un no man’s land dévasté où l’accumulation du savoir déjà problématique en leur temps aurait perdu son sens. 

En témoigne l’affolante autant qu’hilarante concaténation de connaissances énoncée par Lucky (Eric Berger), le souffre-douleur de Pozzo (Philippe Duquesne). La violence de la domination du premier par le second qui lui fait porter moult bagages et le maintient au bout d’une corde, est notamment marquée par l’injonction « Pense, porc ! », comme s’il s’agissait d’une bête de cirque. Sa prestation insupporte tellement les deux amis que tantôt ils retroussent leurs manches, envisageant de lui casser la figure, tantôt ils fuient le plateau pour ne plus l’entendre. 

Quand Pozzo et Lucky réapparaissent au deuxième acte, Estragon nie farouchement les avoir déjà vus, créant un doute dans l’esprit de Vladimir. De même, il refuse en retrouvant la paire de chaussures abandonnée sur place au premier acte de reconnaître qu’elle est la sienne. Bien sûr, elles ressemblent comme deux gouttes d’eau à celles enlevées au prix d’efforts douloureux au début du spectacle. Après en avoir essayé une, non sans mal, il déclare « Elle me va ». 

Le ton lugubre, légèrement vrillé avec lequel André Marcon prononce ces mots a quelque chose de vertigineux. On y sent une profonde détresse et presque un regret de constater que la chaussure lui aille si bien, avec en arrière-fond une discrète note comique. Comme si dans une aussi courte réplique était résumé le subtil mélange de noirceur et de luminosité paradoxale qui caractérise cette pièce, particulièrement bien servie par une mise en scène de haute tenue et des acteurs hors pair.

En attendant Godot, de Samuel Beckett, mise en scène Alain Françon à La Scala, Paris, du 3 février au 8 avril.