Dans Aftersun, Charlotte Wells décrit superbement l’amour père-fille et le paradis perdu de l’enfance.
On va ressortir un mot qui était très en vogue il y a vingt ans : déceptif. Aftersun est un film déceptif, ce qui n’a rien à voir avec décevant. C’est un film qui n’a pas tout de suite l’air de ce qu’il est, qui peut nous entraîner sur de fausses pistes, un film qui semble agréable mais vaguement anodin durant une partie de sa vision, et qui prend une ampleur tout autre dans sa dernière partie et dans son après-coup.
Sophie, 12-13 ans, passe ses vacances d’été avec son père dans un genre de club med’ en Turquie. On assiste à toutes les scènes attendues dans ce genre d’endroit : l’arrivée, la découverte de son logement, la prise de contact avec les autres estivants, le farniente, la bronzette, les apéros, les sorties touristico-culturelles… Dans ce cadre absolument banal et rassurant, la réalisatrice Charlotte Wells fait naître un léger mais curieux sentiment d’étrangeté. Car Sophie et son père forment un couple : on sent un grand amour filial entre eux, mais aussi un vague pressentiment que quelque chose de terrible peut survenir dans ce paysage balnéaire anodin. Par exemple, ce père ne va-t-il pas soudainement violer sa fille ? Le contexte post-MeToo finirait-il par formater nos attendus à notre insu ? Il y a aussi ces brefs flashforwards : on voit Sophie adulte, le visage triste, et on comprend que ces vacances en Turquie sont en fait un long flash-back mémoriel. Si Sophie se remémore ce séjour avec une mine aussi défaite, c’est sans doute que cela réveille un souvenir désagréable se dit-on. Mais aucun viol ni attouchement suspect ne surviennent, si bien qu’on passe à autre chose et qu’on continue de se demander pourquoi Charlotte Wells filme avec tant d’attention ce séjour et pourquoi son héroïne adulte semble si bouleversée en y repensant. D’autres détails éveillent notre questionnement : un jour, seul dans leur chambre, le père est prostré sur son lit et pleure. Il est filmé de dos, c’est bouleversant, et mystérieux. Un autre soir, il part seul vers la mer, laissant Sophie seule et un peu perdue dans le vaste complexe hôtelier. Séquence angoissante. Va-t-il se suicider ? Va-t-elle faire de mauvaises rencontres ?
C’est seulement vers la fin du film, et encore plus après en y repensant, que l’on comprend son titre et son propos : Sophie tient ce séjour turc comme l’ultime moment de bonheur rayonnant avec son géniteur. Que s’est-il passé ensuite ? Sophie a-t-elle simplement grandi, s’éloignant ainsi naturellement de son père ? Celui-ci a-t-il fini par se suicider ? Ou par tomber gravement malade ? Charlotte Wells ne précise rien de tout cela, avec raison, car peu importe la nature de l’ombre qui a suivi ces journées solaires. Contrairement à la doxa actuelle qui voit en chaque père un prédateur potentiel ou un idiot utile du patriarcat, Aftersun mesure avec une délicatesse infinie et des acteurs superlatifs ce que peuvent être les sentiments océaniques entre une fille et son père, et quelle puissance de mélancolie proustienne peut sourdre du souvenir du paradis perdu de l’enfance.
Aftersun de Charlotte Wells, avec Paul Mescal, Frankie Corio, Celia Rowlson-Hall…, Condor Distribution/Mubi, sortie le 1er février
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