Dans Sacrificing while lost in salted earth, huit Iraniens en exil, menés par Hooman Sharifi, dansent leur rapport complexe au pays abandonné et à l’Europe.
Le sacrifice fait partie des archétypes les plus fondamentaux de l’humanité, tantôt librement consenti au nom du bien commun, tantôt exigé par extorsion. C’est principalement par la question du sacrifice que les sociétés modernes sont liées aux communautés ancestrales et leurs rituels, dont elles conservent un souvenir diffus. De la tragédie grecque (le mot désignant le chant du bouc lors du sacrifice rituel) au Sacre du printemps, la mise à mort rituelle a nourri des chefs-d’œuvre de la scène. Logiquement Hooman Sharifi a songé à l’œuvre de Stravinski, Nijinski et Roehrich comme point de départ d’une création partant du sacrifice. Avant de reculer. Si le titre de Sacrificing while lost in salted earth en porte encore les traces, l’idée n’est pas de désigner une élue-victime pour sauver la cité. Au contraire, « le sacrifice est aujourd’hui une décision autonome de chacun » selon Hooman Sharifi. Et la nature du sacrifice a changé. Car en deçà du seuil du sacrifice suprême on peut être amené à abandonner son pays, sa culture, son entourage. Ça s’appelle l’exil. Le chorégraphe d’origine iranienne en sait quelque chose. Il avait quatorze ans quand il quitta l’Iran, seul, pour vivre en Norvège ! Et il y devint chorégraphe, fonda l’Impure Company et finalement, dirigea la compagnie nationale de danse contemporaine du pays entre 2014 et 2018.
Pour la première fois, Sharifi réalise ici un projet en s’entourant d’artistes iraniens qui partagent son sort d’expatrié. Six danseurs racontent leurs états d’âmes, d’abord en venant à la rencontre des spectateurs, surpris. Ensuite ils montent sur le plateau pour se présenter à nouveau, dans des solos nourris par le rapport de chacun au sacrifice, dansant face au public et à leurs camarades. On regarde, ensemble. Et ces solos sont chargés comme rarement, car non seulement Sharifi a-t-il demandé à chacun d’exprimer son rapport personnel au sacrifice, mais tous sont eux-mêmes artistes créateurs, le plus connu en France étant Ali Moini, référence en matière de spectacle inclassable. De fortes têtes donc, autant par le mouvement que par la voix. Et pourtant ils sont arrivés à un langage commun, une sorte d’art martial improbable nourri de rituels shiites, qui se réincarne dans des frappes de pied puissantes et des postures improbables, où les poings serrés semblent vouloir s’enfoncer dans le sol. Les corps se tendent, les bustes sont contraints jusqu’à l’horizontale et puis émergent des unissons qui pourraient cacher gestes et solidarité de manifestants. Sauf que ce qui s’exprime est avant tout un sentiment de perte et une révolte intérieure. Sans discours politique, sans évoquer des situations concrètes, toute la pièce dit avec force le drame à abandonner une part de soi, une douleur de la séparation et l’énorme volonté requise pour pouvoir poursuivre sur son chemin. Mais aussi l’espérance, car dans les mélodies entre tradition et actualité iranienne d’Arash Moradi se glisse l’hymne de l’Union européenne : L’Ode à la joie de Beethoven…
Sacrificing while lost in salted earth de Hooman Sharifi, Centquatre Paris, festival Les Singulier.es, avec Le Théâtre de la Ville, du 18 au 21 janvier.