Sylvain Maurice porte au plateau, avec Isabelle Carré, La Campagne de Martin Crimp, un thriller psychologique qui plonge dans les méandres des passions cachées.
Intérieur, nuit. Musique à peine audible, lancinante, presque hitchcockienne. Une lumière diffuse de clair-obscur éclaire le plateau, où l’on distingue à peine les contours d’une immense table de salle à manger ou de cuisine, l’ombre d’une chaise, la silhouette gracile d’une jeune femme. Assise en tailleur, elle découpe du papier, invente à coups de ciseaux précis des formes, des figures, s’amuse à suivre les pourtours d’une fleur dessinée sur un vieux papier peint. L’arrivée soudaine de son mari, un médecin de campagne, ne la surprend même pas, tant elle s’applique à son ouvrage. Dès les premiers mots échangés, la complicité entre les deux est évidente. Sourires, phrases suspendues que l’autre finit, le couple semble heureux et épanoui. Pourtant, dans le ton trop enjoué des deux époux, dans cet étrange ping-pong de questions qui n’attendent pas de réponses, une sensation étrange fait jour. Des lézardes discrètes, tout juste apparentes, fendillent le tableau trop parfait.
Un événement singulier a changé la donne. Un poison suspicieux s’est infiltré dans les pensées de Corinne. Elle ne sera pas la dupe consentante d’un jeu aux règles troubles, d’une tromperie qui ferait d’elle un dindon. Quelques heures plus tôt, Richard a ramené chez eux, alors que leurs enfants étaient déjà endormis, une jeune femme inconsciente, trouvée au bord de la route. Qui est donc cette inconnue ? Une droguée en manque, le coup d’un soir, une maîtresse trop gourmande… Les interrogations fusent, les mensonges, les fausses vérités affluent. L’homme se tortille, mal à l’aise, laisse planer ambiguïté et incertitude. Peu à peu, l’atmosphère se tend. Le bal des confrontations peut commencer. À la manière de La Ronde de Schnitzler, mari, femme, jeune fille, vont s’affronter comme sur un ring jusqu’au K.O., l’un exsangue laissant la place à l’autre.
Revisitant le fameux triangle amoureux à la manière d’un thriller psychologique hitchcockien, Martin Crimp décale avec ingéniosité le propos et entraîne le spectateur en eaux troubles. Plume elliptique, s’amusant des silences, l’auteur britannique instille le doute, une matière des plus fascinantes, dont Sylvain Maurice s’empare avec un malin plaisir. Sous l’apparence de balades bucoliques entre gens civilisés, il esquisse un tableau plus noir, plus pervers. Chaque nouvelle craquelure rend l’air de moins en moins respirable, l’ambiance s’assombrit, les visages se crispent. Mais dans ce jeu des non-dits, y-a-t-il au fond une ou plusieurs vérités ? Portée par un trio de comédien épatant – lumineuse Isabelle Carré, pétillante Manon Clavel et inquiétant Yannick Choirat – cette Campagne ne laisse pas indemne. Le couple, mis à rude épreuve, en sortira-t-il plus vil que sauf ?
La Campagne de Martin Crimp, mis en scène par Sylvain Maurice. Théâtre du Rond-Point, du 5 au 22 janvier.