Alors qu’il présente Le Suicidé de Nicolaï Erdman, Jean Bellorini, directeur du Théâtre National Populaire à Villeurbanne, nous raconte la manière dont il a abordé ce « vaudeville soviétique », merveille d’ironie et de burlesque, qui permet à toute la troupe de Bellorini de nous raconter la Russie d’hier et d’aujourd’hui.

Comment avez-vous découvert Le Suicidé, pièce écrite en 1928 dans la Russie de Staline qui met en scène l’absurdité et le désespoir de ce petit monde soviétique ? 

C’est une pièce qui m’accompagne depuis l’école Claude Mathieu, à l’époque déjà j’avais demandé à François Deblock de jouer le rôle principal de Sémione. Et puis en 2020, alors qu’on se retrouve en plein confinement, les acteurs se sont retrouvés à n’avoir plus rien à faire. C’est donc là que nous avons commencé. Mais bien sûr, entretemps, la Russie est entrée en guerre, et tout d’un coup cette pièce a acquis un sens en exprimant la nostalgie d’une Russie perdue. J’ai travaillé à Saint Pétersbourg, je connais la Russie, et j’ai relu cette pièce en y percevant une évidence, et une obscénité. Car c’est la même chose, la même fuite des intellectuels, des artistes, bientôt les appelés, le même désespoir…Tout ça a donné une nouvelle nécessité à cette pièce. À cela, s’est ajoutée l’intervention de Tatiana Frolova, que j’ai rencontrée dans le cadre du festival Sens Interdits. Artiste russe, très engagée contre Poutine, Tatiana Frolova m’a accompagné pendant cette pièce.  Elle m’a nourri de documents directs sur la situation russe, je lui répondais alors que mon théâtre est plutôt de l’ordre de la fable et qu’il n’était pas ainsi en prise réelle avec l’actualité. Et puis, vers la fin des répétitions, elle m’a envoyé la vidéo d’un jeune rappeur russe, Ivan Petunin, qui a annoncé son suicide en vidéo en pleine guerre, parce qu’il n’avait plus d’espoir. C’est là que je me suis dit qu’il fallait utiliser cette vidéo à la fin de la pièce, pour affirmer la continuité du monde d’hier et d’aujourd’hui. 

Le Suicidé, c’est un registre qui ne vous ressemble pas : on est dans un humour noir dont vous aviez envie ? 

C’est sans doute la situation qui fait ça de moi. On est de plus en plus affecté par ce qui arrive, c’est un peu simple de le dire comme ça, mais c’est vrai que de plus en plus, lorsque je fais appel aux grands textes, c’est difficile d’échapper à l’« à quoi bon ? ». C’est terrible, je ne veux pas m’enfermer dans une impasse. Mais en même temps, ça se compense, j’ai commencé un travail sur Pessoa avec la troupe éphémère, et ça me fait un bien fou, heureusement ! De la même manière, nous travaillons avec de jeunes Afghanes sur Antigone de Sophocle, et ce travail a bouleversé ma vie.  Et puis à la fin du Suicidé, Semione dit qu’il faut vivre, même de manière médiocre, même n’être rien, même se taire, mais vivre. En réponse, je diffuse cette vidéo russe dans laquelle Ivan Petunin dit que sa liberté est de ne pas vivre. Je ne juge pas. Je défends un libre arbitre. D’autant plus dans des temps comme ceux de 1928, ou d’aujourd’hui, où on a le sentiment d’une faillite générale et d’une impuissance forte.

Vous affirmez une nouvelle fois par cette pièce une profonde méfiance envers toute forme d’idéologie, politique, religieuse…

Je pense toujours que la littérature et le théâtre sauvent. C’est aussi ma question du TNP : quand j’ai voulu faire Le Jeu des Ombres et commander une pièce à un auteur vivant, Novarina, c’était aussi pour affirmer cela. Et aujourd’hui, Le Suicidé, c’est défendre un théâtre théâtral. C’est ma vision du théâtre populaire. C’est là que je trouve ma foi. Dans la joie théâtrale, dans le chant, dans la musique. À la fin de la pièce, Schubert revient, par l’accordéon. Je ne dis pas que la musique gagne, mais elle est toujours là. Et les dix-huit personnes de la troupe sont sur scène. Voilà le sens de tout cela pour moi.

 Le Suicidé, Nicolaï Erdman, mise en scène Jean Bellorini, Théâtre National Populaire, Villeurbanne, du 6 au 20 janvier, Opéra de Massy, les 27 et 28 janvier, MC93, du 9 au 18 février et tournée.