Julien Leschiera, retenez ce nom

Il n’arrive pas si souvent d’être entièrement conquis par un roman quand on est critique littéraire ; mais il y a des miracles. Julien Leschiera, édité au Dilettante, avec ses Vies parallèles, en est un. C’est prodigieux. Un premier roman. 510 pages. Un roman obsessionnel, autour d’un personnage, Charles Dubois, Oblomov du XXIe siècle. Dubois est atteint d’un curieux mal, et ce dès qu’il fut foetus : la paresse. Son destin est ainsi tout tracé : l’oisiveté devient sa règle, la léthargie son mode de vie. Des questions se bousculent alors dans ce roman à la force tranquille flaubertienne, satire résignée du monde contemporain à la Houellebecq, et à l’humour doux et désespéré : est-ce un suicide à petit feu, que de pousser le désoeuvrement à son extrême ? Ou alors est-ce une voix envisageable, que ce cynisme, au sens de la tentation du dépouillement ?

Une certitude : le choix du retrait a une force de dynamitage considérable : réfractaire à tout dogme, tout le monde en prend pour son grade, les gauchistes, les bourgeois, l’extrême droite… Un feu d’artifice de subversion ; un relâchement salubre.

Ne croire en rien, n’adhérer à rien, quelle arme redoutable ! Charles Dubois, dans un monde saturé d’engagements, prend la fuite. C’est l’oxygène ; la joie du largage des amarres. Lecteurs, plongez dans ce livre, l’eau y est chaude. Transfuge l’a longuement rencontré, on a réussià faire sortir Leschiera de sa chambre !

Vincent Ravalec, un vieux jeune

 Souvenez-vous : l’enfant prodige Vincent Ravalec, entré sur la scène littéraire en fanfare à 32 ans, avec Cantique de la racaille, prix de Flore 1994. La même année, le premier roman de Virginie Despentes, Baise-moi, et celui de Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte. Triade rock influente de la fin du XXe et du début du XXIe siècle. Ravalec est le loufoque de la bande. À soixante ans passés, à rebours du désespéré Houellebecq et de la harpie Despentes, Ravalec n’a rien perdu de sa verve et de sa bonne humeur. Qu’est-ce qu’on rit dans ce roman ! Qu’est-ce qu’on se poile pour reprendre le ton Ravalec. Et pourtant, il n’y a pas de quoi rire, à lire ces Mémoires intimes d’un pauvre vieux essayant de survivre dans un monde hostile (Fayard). Le narrateur, Ravalec himself, se sent vieux ; ou plutôt, de moins en moins jeune. Un problème d’arthrose à la hanche lance l’alerte. Il va chez le médecin. Se rend compte qu’il a perdu 1 centimètre. 1m78 jusqu’à présent : dorénavant 77. Il comprend enfin l’expression « petit vieux » ; « grand vieux » n’existe pas. Panique : va t-il finir à 1m60 ? On rit ailleurs, avec des trouvailles géniales, comme les passages ghostés du livre. Je vous laisse découvrir. Vieux, il se sent, aussi, à cause d’un monde qu’il ne reconnaît plus. Notamment ce néo-féminisme qui fait de lui un salopard de Mâle Blanc Dominant (MBD). La satire est drôle, douce, amère, mais jamais véhémente. La plasticité de Ravalec tout au long du roman est étonnante. Il s’adapte à tous les changements de la société, il sait qu’il n’a pas le choix ; il se résigne. Les pages où il rencontre la sensitive reader(lectrice censurant son manuscrit sur ce qui pourrait heurter les jeunes lecteurs) sont consternantes, mais voilà, que faire ?

Ravalec est donc atteint d’un SVF : syndrome de vieux flippé. Il va avoir 60 ans. Panique : d’où ce récit hystérique de la première à la dernière page. Panique qui a du bon : il a une idée à la minute, pour s’enrichir, pour oublier qu’il est un vieux schnock, pour ne plus penser à la mort. Des idées, toutes, farfelues : se présenter à l’Académie française ; pour parler grammaire avec Giscard. Las, impossible : Giscard meurt du covid, et surtout, l’écrivain scénariste ne connaît personne. Aucun réseau ; aucun parrain ; aucune recommandation possible. Un roman porno-sentimental qui ne verra pas le jour ; une ville utopique, réservée aux boomers, à la Bourboule, qui doit se substituer aux affreux Ephad. Une reproduction du vieux monde de leur jeunesse, d’avant la robotisation, avec drogue et orgies au programme. Tout foire, naturellement.

Voilà le roman : c’est le game, comme Ravalec le répète souvent. Un jeu ; on joue, on gagne, on perd. Pour lui, la vie est une farce, une scène de théâtre comique, où l’on chute, mais où l’on se relève, et d’un pied ferme. « J’adore la vie », écrit-il.

C’est rarissime de sentir chez un écrivain autant de plaisir et d’amusement à écrire un livre ; plaisir communicatif.

Il y a de l’humour juif chez lui, dans ce personnage un peu ridicule, plein d’autodérision et hanté par la mort. Woody Allen, of course ; mais encore plus, il y a du Mangeclous chez lui, ce personnage malin, comique, grotesque, angoissé, sans le sou.

On a bien à faire à un splendide loser ; d’une énergie débordante ; un jeune, un vrai. On en redemande.