Théoricienne de l’empathie, à laquelle elle a consacré un ouvrage, Leslie Jamison publie un recueil d’essais captivants sur les hantises de notre temps.

Leslie Jamison est d’un naturel si sceptique qu’elle en arrive à douter du scepticisme. Autrefois convaincue que l’agnosticisme et l’acceptation étaient des vertus, elle y voit aujourd’hui un échec moral. Elle préfère l’inquiétude, qui éperonne « sa curiosité insatiable, sa porosité, sa soif d’échanges profonds ». C’est dans cet esprit qu’elle s’empare d’un sujet sur lequel des préjugés ont proliféré afin de l’en délester et de s’ouvrir au mystère d’un territoire inconnu. « Une part importante de notre vécu réside dans tout ce qui se situe au-delà de notre imagination, écrit-elle. Dans la surprise, dans l’altérité, dans les ratés, dans les imprévus, dans toutes les textures de l’imperfection. » Cette ex-anorexique, qui a raconté son combat contre l’alcoolisme dans les Récits de la soif, s’applique à se dépouiller de ses fantômes familiers et d’« anciennes versions d’elle-même ». Elle tire profit des dilemmes qui la déchirent pour triompher de sa pudeur et de ses réticences, obéissant à « la mécanique hydraulique de la compassion compensatoire ». Un à un, les lieux communs se désagrègent, comme l’idée « de purgation, de libération et d’exorcisme » à laquelle on associe la séparation. La récompense d’une telle épreuve d’humilité est l’émerveillement. Avec grâce et gratitude, elle accueille chaque découverte comme un miracle.

Les quatorze essais de ce recueil reflètent des aspects significatifs de notre époque. Qu’il s’agisse de l’ambivalence de la saudade, de la fantasmagorie kitsch mais salubre de Las Vegas, du musée des cœurs brisés à Zagreb, de « 52 Blue », la baleine la plus seule (et la plus résiliente) au monde, de la mise en scène du pathos dans les photographies de la guerre de Sécession, ou bien de Second Life, une extension virtuelle du monde réel, ancêtre du Métavers, l’essayiste fait arme de tous les instruments dont elle dispose : érudition, enquête sur le terrain, expérience personnelle, mise en résonance avec d’autres témoignages par le biais d’analogies documentaires, etc. Elle court le risque de l’ethnographe, qui est de pousser son étude jusqu’à en remettre le principe en cause.

Cette intellectuelle charitable et perspicace, proche de Susan Sontag et de Sophie Calle, suggère, avec élégance et douceur, des éventails de points de vue sur les questions qui nous hantent, l’amour, bien sûr, mais aussi l’enfantement ou le rapport qu’une belle-mère (elle-même) a instauré avec sa belle-fille orpheline de mère à l’âge de trois ans. Sensible à la culpabilité comme aux opinions d’autrui, elle ajuste les pièces du puzzle de sa vie en songeant aux femmes qu’elle aurait pu devenir, elle qui n’est ni une sainte, ni une sorcière, mais une femme ordinaire. Sa juste implication émotive, un « va-et-vient angoissé entre le jugement et la valorisation de ceux qu’elle rencontre », est saisissante. « Je me disais que tout le monde avait souffert du même cycle d’enthousiasme et de déception que celui par lequel je m’étais laissé berner », remarque encore cette « observatrice participante ».

La Baleine solitaire et autres textes habités. Essais. Leslie Jamison. Traduit de l’anglais (États-Unis) par Nathalie Bru. Pauvert. 334 p., 22 €