Made in China

La première pépite est chinoise. Vous savez, cette magnifique collection à la couverture bleue aux Belles Lettres, la Bibliothèque chinoise. Là, sortent les écrits rassemblés du Maître de Huainan, le Traité des figures célestes. Ce Traité est une compilation anonyme, le tout mené par Liu An, qui vécut de 179 à 122 avant notre ère, roi du Huainan, région du nord de Nankin. Le roi Liu An s’est entouré à sa cour de milliers d’érudits pour concevoir des traités dont celui des figures célestes. Il est un roi très brillant, qui préfère la lecture et la musique à la chasse et à l’équitation. Liu An est proche de l’Empereur Wu, à qui il donne ce Traité. Plus tard, Liu An, séditieux, influencé par une comète, est exclu de la cour de l’Empereur ; se suicide. Pourquoi Liu An conçoit cet ouvrage ? L’introducteur Marc Kalinowksi explique qu’il s’agit d’un livre lié au taoïsme, mais « plongé dans le monde et soucieux des affaires humaines. » L’objectif est de couvrir tous les domaines du savoir : métaphysique, philosophie morale et politique, cosmologie, psychologie, médecine, spiritualité, art de la guerre… « Pour ce qui est de l’ouvrage de Liu An, il observe les signes du ciel et de la terre, pénètre les affaires passées et présentes, jauge le cours des événements pour établir des normes, mesure la configuration des choses pour promouvoir celles qui conviennent. Il remonte aux sources du Tao (…) Il se refuse à suivre la trace d’un seul chemin et à s’en tenir à un seul point de vue. Il ne se laisse pas enfermer dans les choses pour éviter de ne plus pouvoir évoluer avec son temps. » Le Traité est divisé en deux : on passe de la nature des choses à la nature humaine et à la « culture de soi ». L’autre courant est celui de l’école du Yin et du Yang. Le livre semble nous être adressé. Car il s’agit de nature, de respect postindustriel de la nature. Liu An : l’homme doit « se tourner docilement vers le ciel et à ne pas en perturber les régularités ». Ou un temps d’avant l’arraisonnement de la planète, où nous ne dictions pas nos règles à la nature, où la nature nous imposait les siennes. Le traité peut s’apparenter à un long poème en prose. Alliance de sciences anciennes et de littérature : la formation du monde, les neuf domaines du ciel, les cinq planètes, les huit vents… Début du poème : « Avant que le ciel et la terre ne prennent forme, le monde gisait ramassé sur lui-même, chaotique, abyssal, insaisissable. Et ce fut le grand commencement. Le Tao advint dans un vide immense qui engendra l’étendue et la durée, desquelles naquit le souffle primordial. » Poésie qui n’a rien à envier à la Genèse. Et tout le poème est de cette beauté-là. 

Rire avec Rushdie

Oriane Jeancourt vous en parlait le mois précédent dans son édito : ce recueil d’essais, intitulé sobrement Langages de vérité / Actes Sud, est un régal d’intelligence. Son chapitre sur Philip Roth (dont une excellente biographie signée Blake Bailey vient de sortir chez Gallimard) est passionnant. Rushdie aime les livres de Roth. Il raconte ce qu’il lui doit : une scène de sexe doit être drôle sinon elle tourne au ridicule ; oser tout simplement une scène de sexe, quoi, on peut écrire comme dans Portnoy « se branler », « Fou de la chatte » ? Dingue ! Chez Rushdie, le courage de transgresser vient de Roth ; Aussi s’est-il réconforté lorsqu’on a attaqué les Versets sataniques, en repensant aux flèches reçues par Roth pour Goodbye, Columbus, accusé par Sholem d’antisémitisme, « pire que les célèbres Protocoles des sages de Sion »… Mon dieu. Une définition de l’oeuvre de Roth, en passant par Bellow, qui finit par être définition de Rushdie lui-même : Roth, « La règle c’est qu’il n’y a pas de règle, pas d’inhibitions, pas de contraintes, pas de décorum. » Voilà. Sinon la nécro de Christopher Hitchens est bouleversante. Hitchens avait été depuis les Versets le plus grand défenseur de Rushdie, contre la gauche et la droite assurant qu’il était allé trop loin. Mon dieu. La nécro en dit long sur lui : son goût partagé avec Hitchens de l’ironie voltairienne ; le dernier dîner à New York quelques jours avant sa mort, Rushdie fit tout pour faire rire Hitchens !

Lapaque au tison

Retour en France avec Sébastien Lapaque sur Georges Bernanos. Un recueil d’articles, Vivre et mourir avec George Bernanos, chez L’escargot. Dans « Pourquoi je ne relirais pas Charles Maurras », Lapaque explique que l’absence du Christ et de la Bible chez Maurras, est rédhibitoire. Prise de conscience grâce à Bernanos, qui lui remet le Christ au coeur de la littérature dans les années trente. Ailleurs, un article sur la technique chez Bernanos. À l’heure du fantasme du passeport biométrique surveillant notre bilan carbone, à l’heure de la dévoration de notre « vie intérieure » par les téléphones 4G, 5G… , le texte brûle. Il y a la fameuse phrase de la France contre les robots, que cite Lapaque quatre fois : « On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. » L’homme n’est plus qu’un être économique : « Le système l’a défini une fois pour toute en un animal économique, non seulement l’esclave, mais l’objet, la matière presque inerte, irresponsable, du déterminisme économique, et sans espoir de s’en affranchir, puisqu’il ne connaît d’autre mobile certain que l’intérêt, le profit. (…) Le progrès n’est plus dans l’homme, il est dans la technique, dans le perfectionnement des méthodes capables de permettre une utilisation chaque jour plus efficace du matériel humain. » Intelligemment, Lapaque pense que Bernanos en réponse, propose dans son Dialogues des Carmélites, une « éthique de la non-puissance » fondée sur l’Évangile. Plus d’homme, moins de technique ; plus d’amour. Comme un contrepoint à ce monde moderne vide et malheureux, auquel nous n’avons pas dit notre dernier mot.