Convoquant les œuvres de Walser, Kafka, Tchékhov, T.S. Eliot… Par autan, dernière création de François Tanguy, entraîne le spectateur dans une fantasmagorie enjouée.
Il est question d’une princesse de sang royal tenue prisonnière, d’un lion attaché à une chaîne, d’une épée qui soupire… À moins que la princesse ne soit une cantatrice d’opéra en train de s’exercer dans son appartement. Son chant « fait s’ouvrir d’un coup les deux battants de la fenêtre et livre à l’air un bel escalier à descendre ». Il est aussi question du particulier et du général. De nymphes « qui s’en sont allées ». Mais aussi de « rafales glacées dans lesquelles quelqu’un entend « grelotter des cliquetis et des rires décharnés ».
Par autan, nouvelle création de François Tanguy, est une de ces œuvres rares où le spectateur est mis en contact avec une pluralité de mondes qui communiquent les uns avec les autres par le biais de passerelles plus ou moins secrètes, dont le banc étroit disposé à l’avant-scène constitue un exemple typique. Personne, peut-être, ne demande tant au théâtre que François Tanguy. Et personne n’en obtient de tels résultats, par la grâce de mécanismes subtils minutieusement organisés où scénographie, acteurs, textes et musiques s’articulent en une suite de tableaux comme suspendus dans une temporalité parallèle.
En témoigne la description fantasque, tirée d’un texte de Robert Walser, en ouverture du spectacle, énoncée d’une voix égale dont la respiration équilibrée libère la charge fabuleuse des mots de l’écrivain. L’effet est d’autant plus efficace que Laurence Chable, la comédienne qui prononce ces mots n’apparaît pas. Cela ne veut pas dire que la scène est vide, loin de là. Il y a notamment une table sur laquelle est posée une autre table, des chaises en formica, quelques bancs alignés bout à bout, des panneaux savamment enchevêtrés, des rideaux repliés sur leurs tringles, des tentures et même un tableau accroché à une cloison derrière la table. Soit un dispositif ingénieux destiné à montrer autant qu’à dissimuler.
L’irruption d’un gaillard portant un immense panneau tendu d’une toile opaque qui laisse seulement deviner sa silhouette, confirme ce flottement volontaire entre différents degrés de perception. L’homme marche d’un bon pas en équilibre sur le banc suivi par trois autres personnages. Plus tard, sur ce même banc, cette fois en position inclinée, une dame en costume ancien, un tableau sous le bras, affrontera parapluie en main une bourrasque sévère. Une autre suit, une liasse de feuilles à la main, qui ne manqueront pas de s’envoler. À un autre moment, c’est un soldat en cotte de mailles tirant une énorme épée. Disparu à l’autre bout, on entend un cri et la chute d’un cadavre tandis que de nouveau à vue le soldat essuie la lame. La scène se reproduira avec quelques variantes. L’épée n’avait-elle pas déjà été annoncée par la série des parapluies ?
Le spectacle fonctionne ainsi par échos, frottements, affinités, déformations. Debout sur la table, un homme coiffé d’un chapeau énonce un passage de Crainte et tremblement de Kierkegaard. À la dialectique du philosophe sur le particulier et le général à propos d’Abraham et du sacrifice d’Isaac, répondent les mots de Kafka sur « le va-et-vient entre le général et le particulier ». Quand, plus tard, il est question d’un général, qu’on habille d’un long manteau rouge rehaussé par des épaulettes, on mesure l’humour correspondant aux glissements de sens d’une logique de rêve. Il s’agit en fait d’un personnage de La Noce de Tchékhov. Plutôt ridicule, il a quelque chose d’un clown. Mais ce qui est extraordinaire dans ce spectacle très riche et finement construit, c’est l’attention accordée aux pouvoirs quasi alchimiques du verbe. Sitôt énoncé, chaque mot donne littéralement vie à des images, dont certaines prennent corps sous nos yeux. Une illustration peu commune des capacités du langage à faire exister des images qui renvoient elles-mêmes à d’autres images dans un mouvement infini.
Par autan, de et par François Tanguy, du 25 au 26 novembre au Théâtre national de Bretagne, Rennes ; du 8 au 17 décembre au Théâtre de Gennevilliers, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris ; du 6 au 14 janvier au Théâtre national de Strasbourg