Dans le cadre du Festival du TNB, Arthur Nauzyciel explore les faux-semblants en montant avec la troupe permanente du théâtre national de Prague, La Ronde de Schnitzler.

La scène est nue. Une femme en robe noire moulante, hypersexy, fait face à un homme en uniforme. Son visage est à moitié masqué par d’énormes lèvres pailletées. Elle est prostituée, il est militaire. La suite du récit est déjà toute tracée, pourtant entre les deux, les mots de l’amour vont un temps maintenir leurs corps à distance. Un peu de décorum, tout de même, avant de conclure le marché. Elle le veut, il hésite. Elle s’offre à lui gratis, mais sa chambre est trop loin. C’est dans la rue que l’acte aura lieu. L’affaire conclue, juste le temps de se dire un adieu plein de promesses, un petit tour, la fille cède la place à la femme de chambre. 

 Ainsi va La Ronde de Schnitzler. Tour à tour, dix couples de conditions et d’âges différents, se succèdent au plateau, chaque saynète étant liée l’une à la suivante par l’un des deux protagonistes qui entre et guide le pas des deux suivant. Sulfureuse autant que satirique, l’œuvre phare du dramaturge autrichien invite dans les alcôves d’une société corsetée par l’étiquette imposée aux Viennois par un François-Joseph rigide et vieillissant, en proie dans l’ombre aux vices et à la licence, impuissante à empêcher le drame sourd qui la gangrène. Écrite en 1897, publiée en 1903, censurée l’année suivante, la pièce ne sera finalement créée qu’en 1920, dans un Berlin où vient d’être fondé par Hitler, le national-socialisme. Le scandale est immense. Des persécutions antisémites s’en suivent, obligeant l’auteur à interdire les représentations.

 Loin du vaudeville auquel La Ronde est souvent associée, Arthur Nauzyciel préfère s’attacher à ce que cachent les non-dits, les sous-entendus, ce que révèle l’intimité de ces couples légitimes ou non, des rapports de classe sous-jacents qu’elle met en lumière. S’appuyant sur le travail ciselé de clair-obscur de Scott Zielenski, sur la très allusive scénographie de Ricardo Hernandez, le metteur en scène, directeur du TNB, invite à plonger dans un monde d’illusions, de faux serments d’amour que personne ne croit. Ici, la passion n’est que de façade, la carte de Tendre est biaisée. Le sexe, la possession charnelle de l’autre justifie toutes les parades. Le très imagé et burlesque travail chorégraphique de Phia Ménard va dans ce sens. Personne n’est dupe, cette ronde d’amour n’est finalement qu’une danse macabre, un ballet étourdissant empêchant de voir le drame à venir. 

 Pour cette entrée de l’œuvre au répertoire du Théâtre national de Prague, Arthur Nauzyciel fait le choix symbolique de l’ancrer dans les années 1930, sur fond de fascisme galopant. D’un tramway nommé désir au train de la mort menant au camp de concentration, il déploie avec délicatesse et virtuosité, un imaginaire allusif autant qu’allégorique. Dirigeant au cordeau la troupe permanente, l’artiste signe une tragicomédie noire, où les larmes amères succèdent aux rires insouciants. 

Faisant écho à la montée dangereuse du nationalisme dans de nombreuses démocraties occidentales, il entraîne le spectateur vers le point de rupture. Le passé s’invite dans le présent, réveille de vieilles blessures, présageant des lendemains ignorés, inquiétants !

La Ronde d’Arthur Schnitzler, mise en scène d’Arthur Nauzyciel. Du 23 au 26 novembre 2022, au TNB dans le cadre de son festival