Au milieu de la foire d’empoigne aux ego que l’on nomme parfois rentrée littéraire, parmi tant de livres qui clament, déclament, proclament et incessamment font leur réclame, un texte laisse entendre sa voix singulière, aussi inattendu dans cette compagnie, pour lui emprunter, qu’« un rossignol chantant à pleine voix dans un fourré tout proche de l’usine de traitement de déchets ». Si Jean Rolin écrit à contresens de l’époque, c’est qu’il vit à rebours de ses usages. En ce 2 août 2020, plutôt que de participer au « traditionnel chassé-croisé estival » (le marronnier n’est pas son arbre préféré), notre écrivain s’absorbe dans la contemplation des lapins sur le rond-point de l’Europe à Aulnay-sous-Bois. De là naît l’idée de suivre neuf mois durant tout autour de Paris « la ligne incertaine, émiettée, soumise à de continuelles variations, de part et d’autre de laquelle la ville et la campagne, ou les succédanés de l’une et de l’autre, se confrontent. » Du fait même de cette indécision de l’espace (et bientôt du temps pour cause de confinement), La Traversée de Bondoufle tient beaucoup moins de la promenade que d’une lointaine expédition, du tour d’un pays mouvant où la banlieue prend soudain des airs de Tchernobyl avec l’apparition d’une variété géante de maïs et d’un lièvre aussi haut qu’un chevreuil, où la forêt évoque par endroits des « zones de conflit, ou de frictions, telles que la vallée du Jourdain ou la frontière entre Israël et les territoires occupés de Cisjordanie. »

On suit l’auteur avec la même passion que s’il narrait une remontée vers les sources du Nil, sans le quitter d’une semelle au milieu des champs, des déchetteries, des casses automobiles des entrepôts et des zones militaires plus ou moins secrètes, laideur et splendeur entremêlées, au contact d’une humanité bigarrée, gens du voyage, zadistes, maraîchers, amateurs d’urbex et même joueurs de cricket pakistanais. On apprend chemin faisant que « le participe passé du verbe paître n’était usité qu’en fauconnerie », on reçoit même une révélation dans le domaine entomologique : « Cette importante découverte, relative au goût pour le colza de la piéride du chou — ou peut-être plutôt de la piéride de la rave, une espèce voisine —, d’autres observations devaient la corroborer par la suite. » Qui l’eût cru ?

Jean Rolin aime désigner les lieux, les choses, les bêtes et les plantes, confiant dans le pouvoir des mots, toujours à leur écoute : « Frépillon : une localité dont le nom seul, évocateur du poisson qui frétille — du fretin — non moins que du papillon qui vient d’éclore, était à l’origine de mon désir d’y aller voir. »

La précision de l’arpenteur n’a ici d’égale que la sensibilité du poète – cadastre exquis.

C’est également un 2 août que commence le périple de Bateau fleuve et, tout comme dans La Traversée de Bondoufle, il y est question des curiosités du verbe défectif « paître » pour lequel le narrateur invente un subjonctif imparfait : « paquissent ». Mais les deux voyages se distinguent l’un de l’autre sur un point essentiel — quand le second est exclusivement terrestre, le premier demeure essentiellement fluvial, il s’agit de relier « Paris à la mer par voie d’eau », autrement dit de suivre le cours de la Seine. Trois marins d’eau douce, chiffre davantage évocateur des Pieds nickelés que des Mousquetaires, embarquent à bord d’un canoë pourvu d’une tringle à rideau en guise de mât et d’un rideau de douche au lieu d’une voile. Le livre se place ainsi d’emblée sous le signe de la fantaisie, voire d’une parodie des récits de l’aventurier Sylvain Tesson (lequel fait une brève apparition en guest star). Sous les apparences du principal protagoniste, nul autre que Philibert Humm lui-même, il faut imaginer l’auteur d’Une vie à coucher dehors devenu incapable de monter une tente et soudain allergique à tous les désagréments du plein air : « Le confort du couchage à la dure est inexistant et c’est très certainement pourquoi on appelle terre ferme la terre ferme. Il y a toujours un caillou pour vous fouailler l’omoplate si on n’a pas préalablement gratté le sol. Et même quand on l’a gratté, une racine pousse dans la nuit. Ceci sans parler de la vermine et autres attaques de créatures rampantes. Je veux bien qu’il n’y ait pas beaucoup d’occasions dans la vie d’un scolopendre de goûter au confort de la percale, mais ce n’est pas une raison pour se passer le mot. » Quantité de péripéties rythment la navigation — chavirement(s), démâtage, mutinerie…, des personnages du plus haut pittoresque apparaissent et disparaissent, les marges du monde se révèlent aussi remarquablement peuplées que chez Jean Rolin. Et le bonheur de lecture tient à ce qu’aux souvenirs des Jules Verne de notre enfance se mêle une légèreté venue du XVIIIe siècle, une ironie logée au cœur de l’écriture sous couvert d’apparente désinvolture — Deux ans de vacances repris par le Diderot de Jacques le fataliste et son maître. Il est des voisins de bibliothèque moins recommandables.

La Traversée de Bondoufle, Jean Rolin, P.O.L. 208 p. 19 €

Roman fleuve, Philibert Humm, Equateurs, 290 p. 19 €