Très intéressant documentaire que cette Ombre de Goya à travers le regard amusé, personnel et érudit de Jean-Claude Carrière.
C’est l’histoire d’un homme qui retourne en Espagne. Pas n’importe quel homme. Un gentilhomme, un grand européen. L’un des derniers incarnant cette figure de l’Européen gentilhomme qui s’est forgée dans les violences de la Renaissance sur les limbes du chevalier, pour commencer à disparaître à la fin du XVIIIe siècle, avec l’émergence du révolutionnaire. Et c’est peut-être l’une des forces de ce documentaire suivant Jean-Claude Carrière dans ses pérégrinations au pays de Goya, d’en rappeler la noblesse. Il est au crépuscule de sa vie. Il peut mourir demain ou maintenant. C’est un être saturé d’expériences et de savoirs et qui en veut encore. Il est polyglotte. Il est érudit de tout. Et pourtant il sait qu’il ne sait pas ou si peu, et il a toujours soif. Il est aux aguets. Le film montre ce regard de Carrière inchangé depuis qu’on le connaît, ce regard bienveillant, légèrement amusé, ce regard d’une curiosité sans limite pour les choses, les pays, les êtres, les œuvres. Auprès de toiles de Goya qu’il connaît par cœur, il est l’adolescent ébloui d’une première fois. On dirait aussi un personnage de Marguerite Yourcenar, Zénon Ligre dans L’Œuvre au noir. Donc Jean-Claude Carrière retourne à Madrid, au Prado, pour à nouveau contempler les peintures noires, La Maja nue et la Maja habillée. Il donne ses interprétations jamais pédantes qui sont en fait des questions. Comment Goya pouvait-il vivre avec les figures effrayantes des peintures noires, exposées chez lui au milieu de ses repas, de ses sommeils ? L’iconographie de Goya perpétue, amplifie le monde chrétien de l’Enfer, sauf qu’il est là, sur cette Terre. Est-ce l’Enfer ou n’est-ce que la vie elle-même conçue ainsi par le hasard ou un Dieu cruel ? La pauvreté, la guerre convoquent une réalité qui n’est qu’un seul universel cauchemar. Et cependant non, il y a La Maja, inspirée par la Duchesse d’Albe ou bien Pepita Tudo. La femme, dont la simple contemplation guérit un moment de tout, des autres et de soi-même. Aller à Goya, c’est aussi trouver des similitudes avec soi. Dans le village d’origine du peintre, Jean-Claude Carrière reconnaît son propre village d’enfance. Et l’évocation de Goya, l’ami d’une époque lointaine, connu par les sortilèges de l’esprit, renvoie aux amis rencontrés du vivant de Carrière, Luis Buñuel évidemment, et tant d’autres de tant de milieux différents. Les trains l’emportent à travers des paysages qu’il ponctue de chansons espagnoles. Toute la puissance des bamboches de Goya sont là, peintures au service de toutes les physionomies quotidiennes, celles des riches, des pauvres, des bourgeois, des paysans. Aucun canon académique ne vient gâter la beauté du vivant interprétée par l’artiste, à son tour interprété par Carrière, à son tour interprété par nous, dans un vertige, un miroir sans fin de l’exégèse non d’un seul livre, fut-il sacré, mais de la Création entière, même la plus triviale. La curiosité sans limite de Carrière est transmise par la caméra. Et quand il salue les deux versions de La Maja dans des phrases ultimes, on pense à ce quatrain d’un sonnet de Rainer Maria Rilke :
Devance tout adieu comme s’il se trouvait derrière
Toi, à l’instar de cet hiver qui va se terminer.
Car entre les hivers, il est un tel hiver sans fin,
Qu’être au-delà de lui, c’est pour ton cœur l’être de tout.
L’ombre de Goya, Jean-Claude Carrière. José Luis Lopez Linares. Documentaire. Sortie le 21 septembre. Épicentre
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