Deux spectacles à ne pas manquer au festival, Fin de partie, interprété par deux immenses acteurs, Denis Lavant et Frédéric Leidgens dans le Off, et Via Injabulo dans le In qui permet à la compagnie sud-africaine des Via Katlehong d’offrir une extase chorégraphique sous le ciel de la cité des Papes. 

Clov et Hamm comptent parmi les personnages inoubliables du théâtre. Parmi les plus drôles aussi.  L’un, raide et mobile, l’autre, prolixe et cloué dans son fauteuil. La difficulté première du metteur en scène de Fin de partie réside dans le choix des deux acteurs qui incarneront Clov et Hamm, les interprètes de ce jeu masochiste qui s’instaure au cours de l’unique journée entre le faux père, Hamm, et le mauvais fils, Clov, dans cette pièce unique, où les parents de Hamm, Nell et Nagg, retenus dans leurs poubelles, font de rares interventions. On se souvient de Michel Bouquet et Rufus incarnant Fin de partie il y a vingt-cinq ans sur la scène de l’Atelier, offrant une portée magistrale au texte de Beckett. Ce spectacle-là, s’annonce aussi dans quelques mois à l’Atelier : la filiation est faîte. 

Jacques Osinski, lui,  a eu l’intelligence de faire appel à Denis Lavant et Frédéric Leidgens, parfaits dans leur symétrie. On les découvre sur la scène du théâtre des Halles, à Avignon. L’un raide, simple, empêché. L’autre, prolixe, artistocrate, cruel. Ils réussissent, chacun dans leur jeu, à faire vivre la variété et la richesse de la langue minimale de Beckett. Ils se répondent sans se voir. Au sens propre puisqu’Hamm est aveugle, mais de toute façon ces personnages ne se perçoivent plus, ils sont figés dans la durée, et la mécanique de celle-ci. C’est bien sûr tout le sujet de Beckett : le temps qui ne passe pas, puis qui cesse. « L’heure du calmant » qu’Hamm réclame, même s’il n’y a plus de calmant. La nuit, la pluie, qui ne viennent pas. La mort de Nell et de Nagg qui auraient dû depuis longtemps avoir lieu. Le rat que Clov ne réussit pas à tuer. Les dragées qui sont terminées. L’enfance qu’il faut tuer. Nous sommes à peu près à la fin du monde. Car Beckett se moque de la vanité de chaque individu qui ose croire, lorsqu’il meurt, que le monde mourra avec lui. Et Hamm n’en finit pas de mourir. Comme il peine à terminer son roman. Hamm est une figure absolument grotesque de notre prétention à vivre, à créer, à donner des leçons. Ainsi veut-il que Clov le promène tout autour de la pièce, puis le replace au centre. La métaphore est parfaite, et ponctue la pièce. Hamm et Clov se retrouvent dans leur haine des « procréateurs », et des enfants. Il faut couper la racine, pour que l’humanité cesse. L’un, Lavant, fait entendre la rage froide et rentrée des humiliés. L’autre, le délire mortifère des fous. Ils jouent la cruauté de Beckett avec un art de clowns du siècle dernier. Ce sont Laurel et Hardy, mais sans le mouvement.  La scénographie d’Osinski est réduite au minimum, comme dans toutes ses mises en scène de Beckett avec Lavant ( on se souvient notamment de l’excellent La Dernière bande à Avignon il y a trois ans). Grâce à Lavant et Leidgens, le public a ri tout au long de la pièce. Ils ont fini par être ovationnés. 

La fureur des townships

Autre très belle surprise de ce festival d’Avignon, Via Injabulo, dans le In, dans la cour minérale de l’Université. On connaissait la compagnie sud-africaine Via Katlehong grâce au spectacle qu’ils avaient créés avec Gregory Maqoma, Via Kanana. 

Ici, à Avignon, la compagnie sud-africaine a offert sa grâce, sa singularité, au public une nouvelle fois, grâce à deux chorégraphes, le portugais Marco da Silva Ferreira, dont on admire l’intelligence et l’originalité à chaque création, et Amala Dianor, plus connu du public français pour fusionner l’univers hip-hop et la danse contemporaine. 

Les deux ont compris qu’il fallait créer à la fois pour les corps de ces danseurs, si différents des critères classiques, et au nom de leur histoire : la compagnie vient d’un township sud-africain, et excelle à faire vivre la culture contestataire pantsula, dans sa danse. Et il est passionnant de voir comment ces danseurs si libres dans le pantsula, conservent leur fougue dans l’univers sophistiqué de da Silva Ferreira, ou codifié et joueur de Dianor.  Ainsi, da Silva Ferreira nous offre une partition à chaque danseur, commençant par un solo grotesque interprété par une danseuse au corps de femme-enfant qui joue la contorsionniste, annonçant le langage du corps si particulier de Ferreira. Dianor fera vivre lui, la sensualité des danseurs, en multipliant leurs interactions, au gré d’une fête techno dans laquelle la compagnie excelle, avec ironie. Mais la véritable joie de ce spectacle sera à la fin, lorsque les danseurs retrouveront, un instant dégrisés, la danse pantsula des townships. Et l’on saisit alors l’ampleur du voyage que l’on vient d’accomplir au gré de ce spectacle. Nul hasard que ce spectacle s’apprête à une longue tournée, on nous annonce déjà l’Opéra de Dijon en septembre, ou le Théâtre National de Chaillot en octobre…Cette joie-là rayonne de ses racines. 

Fin de partie,  de Samuel Beckett, mise en scène Jacques Osinski, avec Denis Lavant et Frédéric Leidgens, Théâtre des Halles, Avignon, jusqu’au 28 juillet. 

Via Injabulo, de Via Katlehong/ Marco da Silva Ferreira/ Amala Dianor,  Cour Minéral, Festival d’Avignon, jusqu’au 17 juillet. 

https://festival-avignon.com/fr/edition-2022/programmation/par-date