Les paradis perdus de l’enfance, les conflits de générations et de genres, de la Turquie à l’Afrique du Sud, ont traversé l’édition 2022 du festival de spectacle vivant Rencontres à l’échelle.

A Marseille, les Rencontres à l’échelle ne cessent de rencontrer la vie, la vraie. Tout simplement parce que dans une ville pareille, où personne ne peut se réfugier dans un cocon, les artistes e sont soumis aux mêmes urgences. Aux mêmes brûlures. Aux mêmes sourires. Sourires figés. C’est comme ça que Hatice Özer décrit « le sourire de l’étranger » : On sourit pour ne pas perdre sa dignité. Fille d’un migrant turc, elle se met en scène avec son père, musicien et chanteur. Le Chant du père ne cache rien du conflit de générations, de l’agacement face aux habitudes étranges et à une nostalgie immuable, aux milliers de mégots de cigarettes qu’elle répand au sol comme des pétales de roses. C’est dire toute sa tendresse pour ce père qui échoua un jour dans la Dordogne française où il vit depuis longtemps, et qui rêve encore des montagnes et vallées de son enfance. Il joue de son saz et chante. Par son spectacle, elle traduit ses déchirures, mais on sent son agacement réel, celui de la fille qui, née en France dans une tradition anatolienne et formée en théâtre au conservatoire de Toulouse, ne peut que se sentir en porte-à-faux quand elle doit revêtir le rôle de la femme qui ne peut dire ce qui lui brûle sur la langue et se contente de servir le thé. Et pourtant, ce père ! « Pourquoi, chaque fois que je sors, je me dis : Ne le déçois pas ? » Sur le plateau le père brille de tout son sourire de circonstance. Et à la fin Hatice, bien plus française que turque, lui lance : « Je te le rends, ton pays, mais je garde tous les chants ! » Et on sent à quel point on n’est pas dans le jeu, mais dans le réel, quand cette relation s’écrit du point de vue de la fille. Quoi de plus touchant, de plus pertinent ? Ovations. 

Julie Kretzschmar qui compose ce festival marseillais garde en même temps un œil particulier sur les migrations arabes et africaines. Ce qui implique naturellement des réflexions sur l’humain et le corps, suspendus entre un monde perdu et le désir d’aller de l’avant. Dans un aller-retour entre le Congo (RDC) et l’Afrique du Sud, on a d’abord été ébloui par la présence scénique d’Eric Androa Mindre Kolo. Sa création Voilà le temps met en scène le lien épidermique avec la mère, qui vit au pays et n’a pas reçu le transfert d’argent destiné à lui acheter les médicaments nécessaires pour soigner son diabète. Beaucoup de poésie, de belles images et encore pas mal de confusion dans ce coup d’essai, mais aussi un bel hommage à la mère, où Kolo se drape d’une jupe immense et sublime et évoque cet exil originel qui réunit tous les êtres humains. L’enfance était un paradis, nous disent aussi Michel Disanka et Christiana Tabaro. Leurs Géométries de vies mettent en résonance la perte de l’innocence – et de la généreuse terre rouge de leur enfance congolaise – avec la dégradation des sociétés au profit des politiques et des promoteurs immobiliers. Aussi ils luttent à leur façon contre le traumatisme de l’arrachement et pour une liberté intérieure. Dans le même esprit, Kwanele Finch Thusi  (Afrique du Sud, en photo) évoque, d’une manière étonnante, une identité non binaire, queer et non moins mythologique. Dans son solo Pina, le visage bordé par une collerette de pinces à linge épinglant la peau de son visage, Thusi défie les identifications genrées avec une détermination tranquille. Par contre, s’il se réfère à Pina Bausch, il faudra nous expliquer…

Par Thomas Hahn www.lesrenccontresalechelle.com