Deux expositions, au Centre Pompidou et à la galerie Nathalie Obadia, mettent en lumière l’œuvre insaisissable de l’Américaine Shirley Jaffe. 

« La vie des autres l’intéressait beaucoup. Mais pour les autres, la sienne était impénétrable » écrit Frédéric Paul, commissaire de la rétrospective du Centre Pompidou et spécialiste de l’œuvre de Shirley Jaffe, qui se heurta avec un attachement non dissimulé à cette personnalité taiseuse qu’il décrit comme peu diserte sur son art, quelques fois cinglante, le plus souvent tranchée, refusant obstinément de donner quelque indice utile aux critiques pour brosser un canevas plausible de ses inspirations. A tel point que les plus imaginatifs d’entre nous pourraient croire qu’elle en jouait, coquetterie inconsciente peut-être pour construire sa légende d’artiste mystérieuse, inclassable. S’ajoute à cela son esthétique abstraite qui semble fonctionner par bribes – par non-dits ? – signe peut-être d’une incomplétude, d’un tourment secret, que ce soit dans ses premières œuvres expressionnistes, dont les jaillissements échevelés sont redevables à De Kooning qu’elle admirait beaucoup, ou dans ses combinaisons géométriques plus tardives qui semblent s’apparenter à des tentatives exigeantes, presque mathématiques, d’agencement d’ornements esseulés. Au fil de l’accrochage qui brosse soixante ans de carrière (rassemblant l’ensemble des œuvres reçues en dation par le musée), impossible de manquer son changement de style, radical.

Rupture

Dans l’expressionnisme abstrait des débuts dont on se dit qu’il l’introduit dans l’art de son temps, auprès de ses compatriotes Riopelle et Sam Francis – qu’elle côtoie assidûment depuis son arrivée à Paris en 1949 – sa gestuelle vive gorgée de peintures connaît son acmé dans la grande toile Which in the World de 1957 dont elle ne se séparera jamais. Le foisonnement des couleurs y explose en traits fluides, aussi troublés que les fonds de Bonnard et caractérisés par un léger mouvement oblique, à la limite du tourbillon. Mais un an plus tard, déjà, ces grandes abstractions s’assagissent, esquissant comme des souvenirs évanescents de paysages, même si l’artiste refusait toute référence à une quelconque figuration. 

Dans une série de toiles réalisées en 1963 et 1964 à Berlin, la rupture saute aux yeux. Les couleurs s’éclaircissent, la gestuelle se fige. Dans un éclat prismatique, les lignes saillantes cherchent leur point d’ancrage. Elles le trouveront en 1968 dans la toile Little Matisse, trahissant la référence au choc esthétique que Jaffe ressent en découvrant les papiers découpés du maître au musée des Arts Décoratifs en 1961. Il n’y aura plus de retour en arrière. Place aux aplats de couleurs vives, aux motifs cloisonnés refluant toute gestualité, au penchant pour des motifs décoratifs dont la froideur émotionnelle rompt avec les années précédentes. Et nous laisse sans voix, comme ses amis peintres en 1969 à la vue de cette série que la galerie Jean Fournier – soutien indéfectible de l’artiste pendant plus de trente ans – expose au risque de l’incompréhension. « Cette exposition est la prise de risque ultime et la volonté de ne pas se contrefaire, de ne pas se laisser déposséder du contrôle de l’œuvre par ses gestes et traduit la conscience aiguë qu’elle ne se serait pas distinguée des autres si elle n’avait pas essayé de trouver un langage personnel » analyse Frédéric Paul. 

Un formalisme concret, frontal, assénant le postulat que l’œuvre d’art n’est en rien le miroir de l’intériorité de son créateur. C’est dit, Shirley Jaffe ne se livrera pas. Ces déclinaisons défilent devant nos yeux, affublées de leurs couleurs franches, presque insolentes dans leur mutisme tranquille, et dont la candeur trop évidente ne nous satisfait pas. Alors, on regarde à nouveau et progressivement, ces rébus s’animent sur la toile. Matisse bien sûr, mais aussi Dubuffet et Le Corbusier dans ces lignes sinueuses, Fernand Léger dans ces blocs naïfs, par endroits machinistes, Stuart Davis peut-être dans ces harmonies analytiques évoquant des schèmes urbains. Et ce blanc de plus en plus envahissant, qui enchâsse tout, sculpte le vide, n’est-il pas le souvenir des horizons de Sam Francis ? 

Chaos

Fière d’avoir été, avec Joan Mitchell, la seule femme artiste du petit groupe d’Américains devenus parisiens après-guerre, Shirley Jaffe – qui ne quittera plus Paris – n’hésite pourtant pas à s’en détacher stylistiquement.  Les tableaux montrés au Centre Pompidou étalent cette endurance picturale ininterrompue, dont on comprend, devant les formes aléatoires des dernières toiles, qu’il s’agit d’une quête formelle, d’un chemin initiatique même.  « Car le jeu de formes et de couleurs ne suffit pas à caractériser Jaffe, il y a bien dans ses tableaux cette tension, cette sonorit mate elle aussi, comme ses aplats : le bruit de fond de la rue », selon Frédéric Paul. « Je veux qu’on soit en face de la complexité qu’on voit tout le temps, et je veux la mettre en ordre dans mes tableaux » disait l’artiste. Complexité, chaos organisé, entropie contrôlée, harmonie dissonante… La même qu’elle avait pu observer sur le chantier de la Gare Montparnasse à côté de son premier atelier parisien, paysage encombré d’éléments épars, déstructurés, avant de s’ériger en architecture rationnelle. La ville donc, avec ses échafaudages, ses incongruités, ses habitations, était peut-être sa plus grande inspiration. Ce dont témoignent ses motifs qui, à la manière de pictogrammes, deviennent des signes familiers, échos à notre mémoire visuelle collective.

Hommage 

Cette grande rétrospective muséale lui avait été promise dès 2016, juste avant sa disparition. En parallèle, se tient à la galerie Obadia (qui représente l’artiste depuis 1999), un accrochage de filiations et d’amitiés. Carole Benzaken, Pierre Buraglio, Robert Kushner, Bernard Piffaretti, Fiona Rae, Jessica Stockholder et Claude Viallat, sept artistes qui l’ont bien connue ou ont puisé dans ses lignes et ses couleurs des sources d’inspiration. En regard, une quinzaine d’œuvres sur papier de l’artiste, ultimes gardiennes d’une gestualité, restent cependant incapables de cerner l’insaisissable Shirley Jaffe. Seule une rare confidence glissée à l’artiste Alain Clément lors de la rétrospective sur Kandinsky à Pompidou – unique artiste dont elle revendiquait l’héritage – lève un peu le voile : « Vous ne saurez jamais assez la solitude de ce peintre et de ses tableaux ».

Exposition Shirley Jaffe, une Américaine à Paris, du 20 avril au 29 août 2022, Centre Pompidou, centrepompidou.fr

Exposition Hommage à Shirley Jaffe, du 17 mai au 29 juillet 2022, Galerie Nathalie Obadia, nathalieobadia.com