L’Aberration bien tempérée d’Emmanuel Eggermont célèbrent l’art de la métamorphose, tout en restant fidèle à une histoire chromatique personnelle.
Le blanc ne se révèle que grâce au noir, et inversement. Dans Πόλις (Polis), Emmanuel Eggermont s’était positionné du côté du noir, avant d’explorer des rémanences lumineuses et colorées dans La Méthode des Phosphènes en 2019. Avancer aujourd’hui vers le blanc, c’est ce qui s’appelle avoir de la suite dans les idées, voire dans sa palette, celle d’un chorégraphe qui a choisi d’appeler sa compagnie L’Anthracite. Si le blanc est le « rien avant tout commencement » (Eggermont citant Kandinsky), et si encore, chez Pierre Soulages (la référence picturale dans Πόλις), la lumière surgit du noir, le point de départ pour ce solo était, selon Eggermont, un dialogue engagé avec des personnes ayant surmonté un traumatisme. D’où un parcours à travers Aberrationselon lequel ce solo peut être lu comme une reconstruction intime et émotionnelle où des rayons de blanc et donc de lumière originelle se disputent l’espace avec le noir, à travers rideaux et stores vénitiens, dans un jeu de rayons et de rayures, d’apparitions et de disparitions. Pour le titre, Eggermont s’inspire de la racine du terme qui désigne l’écart entre la direction apparente et la direction réelle d’un astre, ce jeu de lumière trompeur qui pourrait ici, grâce aux trames qui ponctuent la scénographie d’Aberration, nous renvoyer également à l’effet de Moiré.
Au-delà du hiatus chromatique de la non-couleur, ce solo est une œuvre extrêmement plastique où le chorégraphe-interprète se métamorphose sans cesse, endossant des identités fictionnelles et imaginaires. Postures, gestes et démarchent répondent à une collection de costumes-objets qui lui permettent de se transformer en empereur, sprinter, tennisman, nageur ou fauconnier se changeant en oiseau à son tour, et tant d’autres fantômes. On se trouve peut-être dans l’ambiance blanche d’un centre hospitalier, chez ceux qui ne perçoivent le monde qu’à travers des fantaisies délirantes, ou bien dans l’autodérision d’un Faune qui tente d’échapper à un monde en proie à tous les délires. Car l’aberration évoquée dans le titre n’est pas celle du personnage, mais celle d’un contexte de vie auquel l’exil intérieur de la folie peut être une réaction logique.
Et puisqu’il est ici question de fantômes, ajoutons qu’on y décèle aussi l’ombre de feu Raimund Hoghe (1949-2021), longtemps le dramaturge de Pina Bausch. Ce Hoghe, devenu un chorégraphe du sentiment absolu, qui fit d’Eggermont l’un des interprètes fétiches avant de lui écrire deux solos sur mesure : L’Après-midiet Musiques et mots pour Emmanuel, en 2008 et 2010. Où le blanc avait sa part, importante et symbolique : blanc immaculé du sol, blanc du lait, blanc d’un rêve d’innocence pour un danseur tout de noir vêtu ou bien en noir et blanc. La gestuelle d’Eggermont dans Aberration, ciselée et tranquille, entre arts martiaux asiatiques et le Faune de Nijinski, prolonge avec grand raffinement celles qu’il élaborait dans L’Après-midi et Πόλις (Polis). Si Hoghe était un plasticien du corps, Eggermont invite les arts plastiques à s’emparer du sien.
Aberration, Emmanuel Eggermont, Le Carreau du Temple, les 18 et 19 mai