Elles ne se connaissaient pas mais leurs univers se répondent à la perfection : au Frac d’Amiens, Boryana Petkova et Katrin Ströbel explorent les possibles du dessin.  

Sur le mur immaculé, deux silhouettes à moitié nues s’élancent. On ne saurait dire si elles tombent, si elles sautent ou si elles s’alanguissent dans l’espace, mais leur épanouissement est d’emblée source de joie. Avec ce spectaculaire dessin réalisé in situ, l’Allemande Katrin Ströbel représente à échelle 1 deux femmes libres, sortant délibérément du cadre et des contraintes – l’image est claire… On est même tenté d’y voir un portrait d’elle et de la Bulgare Boryana Petkova. Cette dernière apparaît juste après elle avec un dessin placé en hauteur, dans un angle du plafond : encadré, certes, son motif abstrait n’en fait toutefois qu’à sa tête et se répand sur les murs, comme des champignons apparus avec l’humidité. 

Le nez en l’air, l’œil tendu, le visiteur est ainsi sollicité jusque dans son corps : c’est ce dont il est question dans ce dialogue, où le regard s’accroche à des mains sculptées dans la porcelaine (pour Boryana) ou dans le plâtre (pour Katrin), à de très longs gants trempés d’encre noire, métaphore du dessin comme prolongement du corps, et inversement (Katrin). Boryana Petkova s’implique jusqu’à la souffrance dans ce travail très physique : pour Gardian II (2021), elle s’enferme derrière une cage de verre, les bras en l’air, et dessine jusqu’à l’épuisement. Pour 2hands drawing (2017), elle se cache derrière un mur et dessine à l’aveugle, la main tordue dans un geste répétitif. Fascinée par les rides qui parcourent sa main (un dessin du corps !), elle a fait récemment continuer sa ligne de vie par un tatoueur… Projet qui a trouvé ici une suite singulière : la commissaire de l’exposition a accepté une œuvre-performance à trois, avec Boryana, elle-même et sa propre fille, justement tatoueuse de métier. Le résultat se découvre en vidéo, les corps entremêlés des trois femmes se tatouant l’une l’autre, suivant la méthode traditionnelle du « handpoke » (c’est-à-dire sans machine, avec une pointe très fine).  

L’implication de la commissaire, fait très atypique, témoigne d’une horizontalité absolue de ce projet d’exposition : les trois femmes ont passé du temps à échanger en amont, et ont pensé l’accrochage ensemble, comme un constant mélange entre les univers des artistes et le regard de la curatrice. L’idée n’était pas de les mettre face à face, mais de créer une émulation, de témoigner de leur engagement. Pour Katrin Ströbel, il s’agit aussi souvent de féminisme, comme avec cette installation de portraits de femmes (de Virginie Despentes à l’Agrippine de Claire Brétécher en passant par sa propre grand-mère), dressés comme des banderoles, prêtes à manifester. Le papier peint qu’elle a conçu montre également des corps libres, grassouillets, flottants. Dernière pièce du parcours : un support couvert de lignes en désordre, réalisé lentement, de façon protocolaire, par Boryana Petkova, de bas en haut. Une fois celui-ci installé dans l’espace, elle en poursuit les lignes jusque sur les murs, le plafond, repasse sur l’œuvre… Qui un jour, à force d’être exposée, sera toute noire et illisible. Et il faudra recommencer, sur une feuille toute blanche. 

Hyperdrawing, Frac Picardie. jusqu’au 21 mai. frac-picardie.org