S’ouvrait ce week-end le festival lyrique de l’Opéra de Lyon : « Secrets de famille » en était le thème, et la promesse de créations, dont un Irrelohe de Franz Schreker qui a marqué les esprits.
Les amateurs d’opéra venus de toute l’Europe pour l’ouverture du festival « Secrets de famille », de l’Opéra de Lyon, en eurent ce week-end pour leurs attentes. Sous ce thème romanesque, trois œuvres étaient proposées : Rigoletto, dans une mise en scène d’Axel Ranish, Nuit funèbre, spectacle fondé sur un choix de cantates de Bach, et ce qui fut sans doute le sommet du festival, par sa singularité et son ambition, la création d’Irrelohede Franz Schrecker, compositeur injustement oublié parce que banni par les Nazis dans l’Autriche des années 30, en raison de ses origines juives.
Voyage dans la nuit de Bach
Commençons par ce moment de recueillement qu’est Nuit funèbre. Spectacle qui ne dure pas plus d’une heure quinze et qui rayonne d’une noire lumière entre les deux grandes productions. IL a été créé au festival d’Aix-en-Provence il y a quelques années, par le chef d’orchestre Raphaël Pichon, dont on connaît le goût pour les partitions baroques, s’y frayant son propre chemin avec aisance et jeu, et par la metteure en scène britannique Katie Mitchell. Couple aussi singulier que prometteur, l’un pour sa virtuosité, l’autre pour sa sobre liberté qui occupe les scènes depuis trente ans. Fort de son succès, il est aujourd’hui repris par une équipe de jeunes interprètes flamboyants. Le titre, « Nuit funèbre », nous annonce une question : qu’est-ce la mort pour Bach ? Les réponses sont multiples, oscillant de la joie à la délivrance, de la tragédie au fatalisme. Mais il s’agit bien d’un voyage dans la nuit de Bach auquel nous invite ce spectacle, comme en témoigne son titre allemand, « Trauernacht », la nuit du deuil. Il s’ouvre a cappella : un chef d’orchestre nous tourne le dos, quatre chanteurs habillés de noir se réunissent sur scène, autour d’une table, entonnent une première cantate et donnent le ton. Nous sommes dans une réunion de famille, sans doute de frères et sœurs, autour d’une paire de chaussures, d’objets, ayant appartenu au père disparu. Le spectre paternel jouera son rôle, intervenant dans des intermèdes sifflés, ou par une étrange présence muette, qui va permettre aux chanteurs tour à tour de se déployer. La beauté repose sur le choix de ces quatre interprètes, une soprano, Elisabeth Boudreault et une mezzo-soprano, Fiona McGown, un ténor et un baryton, Andrew Henley et Romain Bockler, aux voix très différenciées. Tous quatre enchaînent les cantates selon un choix précis qui semble suivre une narration, la perte, la révélation, et l’acceptation de la disparition définitive du père. L’orchestre dirigé par Simon-Pierre Bestion en fond de scène, accompagne avec justesse cette avancée dans les ténèbres. Et si l’ensemble est superbe, le spectacle touche à mes yeux à son sommet lorsque Romain Bockler entame « Ich habe genug », cantate déchirante par sa retenue, dans la musique comme dans les mots : « j’en ai assez », dit le chanteur s’adressant au Christ, je suis prêt à mourir à mon tour.
Le conte noir d’Irrelohe
Cette présence de la mort s’avère tout aussi prégnante à l’ouverture d’Irrelohe. Un village, un château au loin, et en avant-scène, un jeune homme et sa mère, tenant une buvette délaissée. Ce début nous annonce l’univers que nous allons rejoindre : entre Twin Peaks et Frankenstein, l’atmosphère est gothique, le fond, légendaire. Franz Schreker racontait qu’il avait eu la révélation d’Irrelohe,en train, lorsque passant dans une petite gare, il avait cru entendre ce nom de village qui avait fait naître en lui une rêverie fiévreuse engendrant Irrelohe. Et en effet, cet opéra, créé à Cologne en 1924, est imprégné d’onirisme. Le metteur en scène David Bösch mise d’ailleurs sur cela dans une scénographie très travaillée, multipliant les références à l’art gothique ou au cinéma fantastique : comment ne pas penser à Shining lorsque apparaît, projetée en fond de scène, la foule des fantômes d’Irrelohe, en costumes années vingt ? Ou à La Nuit du Chasseur en suivant, entre les actes, les vidéos d’Eva pourchassée par une silhouette fugitive dans la forêt ?
Le personnage qui nous accueille, Peter, campé avec force par Julius Orlishausen, est lui aussi un archétype du conte noir : fils non reconnu du Comte disparu d’Irrelohe, il vit dans la misère, aime Eva en vain, et subit la psychose de sa mère. Il sent bien qu’il est né de la violence, et qu’il s’inscrit dans « la malédiction d’Irrelohe » mais tâtonne. Corps d’athlète et voix profonde, Julius Orlishausen transmet un bouillonnement de la violence qui traversera l’opéra, se résolvant dans une issue très inattendue. Il n’est cependant pas le seul corps expressif de l’opéra : sa mère, femme brisée, incarnée par Lioba Braun, mais aussi la splendide Eva, Ambur Braid magistrale, et révélation de ce spectacle, débordent aussi de pulsions palpables dans leur jeu. Cette direction d’acteurs est l’une des très grandes réussites de David Bösch qui offre à l’opéra une mise en scène à sa hauteur. Car enfin, la musique prend le pas sur le reste : jamais apaisée, elle nous lance dans la houle du drame, au gré d’un postromantisme qui charrie les passions, les secrets, la violence passée et à venir. Sous la baguette de Bernhard Kontarsky, la musique emporte le premier acte, laissant par instants les chanteurs à bout de souffle. Mais dès le deuxième acte, l’équilibre se rétablit entre la scène et la fosse, permettant aux chanteurs d’incarner pleinement leurs personnages, et leurs intériorités. C’est là la puissance d’Irrelohe, donner à voir sur scène pendant plus de deux heures, des êtres en lutte avec des secrets et des pulsions, à la fois titans et héros de série Z, wagnériens et hommes d’aujourd’hui.
Irrelohe, de Franz Schreker, direction musicale Bernhard Kontarsky, mise en scène David Bösch, Opéra de Lyon, jusqu’au 2 avril
Nuit Funèbre, de Jean-Sébastien Bach, direction musicale Simon-Pierre Bestion, mise en scène Katie Mitchell, Théâtre des Célestins, jusqu’au 27 mars.