Avec Dans la mesure de l’impossible, Tiago Rodrigues s’appuie sur les témoignages d’humanitaires pour confronter le spectateur à des expériences hors du commun. 

Il y a d’abord les réticences. « Je n’aime pas le théâtre. Je m’y ennuie terriblement. » Ou encore : « Je ne suis pas la bonne personne ». Et aussi : « Est-ce que cette anecdote est bien pour votre spectacle ? ». Ceux qui expriment cette gêne travaillent dans l’humanitaire. Face au public, les comédiens Adrien Barrazone, Beatriz Bras, Bastiste Coustenoble et Natacha Kouttchoumov exposent l’embarras de leurs interlocuteurs lors des entretiens menés avec des professionnels de l’action humanitaire dont est tiré le matériau de Dans la mesure de l’impossible, nouvelle création de Tiago Rodrigues présentée en février à la Comédie de Genève. 

Loin de paraître déplacée compte tenu de la gravité du sujet, cette ouverture non dépourvue d’humour n’est pas seulement révélatrice du tact avec lequel le dramaturge aborde son matériau, elle témoigne aussi d’une indispensable mise à distance devant ce qui relève d’une mission impossible : faire un spectacle sur le métier d’humanitaire. À ce propos, Tiago Rodrigues souligne la différence entre « théâtre documentaire et théâtre documenté » – Dans la mesure de l’impossible relevant évidemment de la seconde catégorie. La pandémie ayant remis en question son projet de se rendre dans des zones où opèrent des organisations non gouvernementales, avec ses comédiens, ils ont interrogé des membres du CICR ou de MSF sur leurs expériences. Ce qui est remarquable, c’est que loin de simplement transposer les récits recueillis dans l’espace du théâtre, Tiago Rodrigues a façonné à partir de ces témoignages une œuvre à part entière qui rend compte avec intuition, sensibilité et une subtile dose de fiction de la complexité du monde actuel. 

Il fait notamment la distinction entre deux aspects de la réalité, séparés par une frontière ; d’un côté il y a le Possible, autrement dit, le monde où nous vivons tous les jours, et de l’autre, l’Impossible. C’est là qu’interviennent les ONG. Des régions en guerre, des villes dévastées par les bombardements ou des catastrophes naturelles, des champs de ruines au milieu desquels il s’agit d’apporter une aide, indispensable mais toujours insuffisante. La première expérience d’un professionnel de l’humanitaire c’est la désillusion. « On est là pour gagner du temps », analyse l’un d’eux, qui ajoute : « Certaines personnes ne se remettent pas de la découverte qu’elles ne peuvent pas changer le monde ». Dans ce régime de survie, les situations affrontées chamboulent les certitudes. Une humanitaire s’étonne de voir des hommes occupés à envelopper des morts dans des draps blancs plutôt que de soigner les blessés. Il y a ces détenus qui n’ont pas quitté leur cellule depuis plus d’un an parce que le directeur de la prison cultive des rosiers dans la cour de l’établissement. 

Il y a l’horreur au quotidien, les choix déchirants quand un seul enfant sur cinq a droit à une transfusion faute de sang disponible, la violence contre laquelle le statut d’humanitaire ne protège pas toujours, le cas accablant d’un confrère pédophile… Et puis il y a ce récit étonnant où des belligérants postés dans des montagnes opposées cessent de se tirer dessus le temps de laisser passer un enfant soldat appartenant à l’un des deux camps. Il va mourir si l’on ne lui extrait pas la balle qu’il a dans la gorge. Le silence qui suit l’arrêt des tirs prend une signification très forte. En marche avec son équipe pour aller chercher l’enfant, l’humanitaire rêve : si seulement ce silence pouvait durer des mois, des années, qu’il n’y ait plus que le silence et la paix. Rendant compte au cœur même de la pire violence de ces moments magiques aussi prenants qu’improbables, ce spectacle nous confronte à une réalité d’autant plus parlante que, ainsi que le remarque un des témoins, ces territoires de l’Impossible pourraient un jour être aussi les nôtres.

Dans la mesure de l’impossible, de et par Tiago Rodrigues, jusqu’au 5 mars au Théâtre national de Bretagne, Rennes ; du 15 au 17 mars au CDN d’Orléans (45) ; du 29 au 31 mars au CDN de Besançon. Puis tournée.