Yevgenia Belorusets est écrivain et photographe, et vit entre Kiev et Berlin.  Elle a quarante-deux ans, et est aussi la co-fondatrice du magazine de littérature et d’art ukrainien « Prostory ». Elle a beaucoup travaillé sur son pays, l’Ukraine, et notamment sur le conflit du Donbass, au cours duquel elle a interviewé un certain nombre d’habitants de la région, pour écrire Lucky Breaks, collection de récits, de destins absurdes ou tragiques. Depuis le début de la guerre, elle tient ce Journal en allemand de Kiev, qu’elle a accepté de nous transmettre afin de nous faire vivre son quotidien et celui des habitants demeurés dans la capitale assiégée. 

Mardi 8 mars ( 13ème jour ) : «  La nuit est encore jeune »

Lorsque j’ai entré la date d’aujourd’hui dans mon document word, elle m’a semblé peu naturelle et même suspecte. Le temps passe, un jour après l’autre, le mouvement est sûr, après la lumière, la nuit. Et en même temps, tous les évènements résistent au cours de la vie- je ne veux pas dire : « sont le contraire de la normalité », je cherche un mot plus approprié, mais ne le trouve pas. Le mot devrait décrire une destruction totale, tout en gardant la possibilité ouverte, que beaucoup encore peut être sauvé. 

Aujourd’hui, j’ai donné une interview à une journaliste. J’étais déjà un peu en retard, mais nous continuions à nous parler. Certaines questions me mettaient mal à l’aise, mais je ne pouvais pas m’empêcher d’y répondre. La journaliste me demandait : à vous entendre, il semblerait que tout autour de vous, les choses continuent à fonctionner. Vous parlez des gens dans la rue…Comment ressent-on véritablement la présence de la guerre ? 

La question m’embarrassa. Je cherchais une réponse, et je sentais que je commençais à me justifier, comme si je cherchais à travers la description de la guerre à certifier la catastrophe- comme s’il pouvait demeurer un doute sur le fait que la guerre ait lieu. À un tel degré, la catastrophe peut à peine être décrite, on ne peut que tenter de l’arrêter. C’est la seule chose que l’on peut faire face à elle. 

Lorsque je racontais aux femmes que je retrouvais devant la pharmacie aujourd’hui que j’écrivais un Journal publié, elles m’ont toutes dit d’une seule voix : «  Le monde doit nous aider à assurer la sécurité du ciel en Ukraine. Pourrez-vous transmettre cela ? 

De mes propres yeux, j’ai vu les visages à demi masqués des pilotes russes, qui ont eu la chance de survivre après que leurs avions soient touchés, alors qu’ils étaient arrêtés. Dans des clips de Telegram, ils s’exprimaient. Ils disaient : « nous ne savons pas si nos bombes touchent quelqu’un, nous ne recevons que les coordonnées des objectifs, et nous obéissons aux ordres. »

Une amie qui vient d’être évacuée d’une petite ville près de Kiev, m’a racontée que dans les parties de la ville occupées par l’armée de Poutine, des gens pacifiques ont été arrêtés. L’armée russe pénètre dans les maisons et emmène des familles entières. Combien de fois cela arrive-t-il ? Combien ont ainsi été arrêtés de manière aussi barbare ? Où sont ces gens aujourd’hui ? 

( Photo agrandie : pour la journée de la femme, quelqu’un a apporté des fleurs aux femmes qui font la queue devant la pharmacie. Cette ville continue à vivre. Photo Yevgenia Belorusets )

Les petites villes, villages, occupés sont souvent les moins visibles. Ils se noient dans un flux d’informations. Souvent, il n’y a plus d’électricité, et il est difficile de garder le contact avec eux. D’autres voix rapportent d’autres drames et sont mieux entendues. Et l’on veut les entendre, parce qu’ils sont plus faciles à entendre, ou parce qu’on peut les aider immédiatement- ou du moins espérer les aider.

Poutine demande la reconnaissance des lieux occupés du Donbass et de l’Oblast Luhansk. Tous les villages, les villes qui sont sous sa férule, sont réduits au silence. Et même sous le joug de la terreur que l’Ukraine actuellement subit, il est inconcevable de laisser ces villages et ces villes ainsi avalées. 

Lorsque j’ai quitté mon appartement aujourd’hui, j’ai vu une rue vide. Pas de voitures, pas de passants. Dans ces moments-là, Kiev ressemble à une ville qui attend d’être habitée, une ville sans présent, seulement pourvue d’un passé et d’un avenir. Un peu plus loin, j’ai croisé deux passants avec une fleur à la main. Une tradition qui a traversé le mur glacial de la guerre : le 8 mars, journée de la femme, on offre des fleurs aux femmes. Devant la pharmacie, beaucoup de femmes avaient des fleurs dans leurs bras, alors même qu’elles faisaient la queue depuis si longtemps. Une voiture s’était garée devant la pharmacie, quelqu’un en était sorti, et avait offert des fleurs aux femmes qui patientaient. 

Cette grande ville continue à vivre. On y trouve des fleurs. Dans les restaurants, on cuisine pour les résistants. Des vieilles dames et des vieux messieurs qui jouaient dans une compagnie de théâtre pour retraités, se retrouvent. Il y a quelques années,  ma mère a dirigé un spectacle de cette compagnie qui s’intitulait, « la nuit est encore jeune ». 

Aujourd’hui, ces vieux acteurs aident la défense territoriale de Kiev. Ils ne veulent pas abandonner la ville. Je dois ajouter que ces hommes et femmes de talents connaissent des centaines de poèmes par cœur et chantent très bien, ils écrivent aussi quelquefois la dramaturgie de leurs mises en scène- même si pour certains, il est difficile de monter en scène. Mais aujourd’hui, tout ce qu’ils veulent c’est aider, soutenir la résistance territoriale. J’essaie de percevoir cela et me dis : avec une telle résistance, la ville ne peut pas tomber. 

Lundi 7 mars ( 12ème jour) : « Un rapport à l’existence qui avale tout » 

Il est difficile pour moi aujourd’hui de me concentrer, et d’acquérir une vision claire de ce qui a lieu. La guerre dure et je me situe au cœur des évènements qui se déroulent de manière chaotique autour de moi. Le temps de paix paraît désormais lointain, et de nouvelles lois, une nouvelle réalité s’installent. 

J’ai reçu une facture de frais liés à mon appartement de Kiev. Elle était accompagnée d’un message des services municipaux, qui sonnait comme un mot d’excuse : « Nous nous tournons vers vous aujourd’hui pour vous demander de payer cette facture, si vos moyens vous le permettent. Beaucoup de membres d’entreprises publiques de Kiev ont rejoint l’armée ukrainienne et se battent pour notre liberté. Mais il est tout de même important de régler les factures. »

Le même texte a été posté sur le site des services municipaux de Kiev. Je me suis souvenue des visages de leurs salariés, qui semblent si peu compatibles avec la guerre. Partout où mes yeux se posent, la guerre apparaît, c’est un rapport à l’existence total, incompressible, qui avale tout le reste. 

Un peu plus tard dans la journée, je rencontrai un vieil ami, historien et sociologue, qui vit très loin, à l’autre bout de la ville. Tôt le matin, il s’est rendu en centre-ville, afin d’accompagner la mère d’un ami, l’aider à partir. Elle attendait à la gare avec quatre petits sacs et une valise, bien que mon ami lui ait demandé de ne prendre qu’un sac qu’elle puisse porter. J’entendais sa voix au téléphone, elle pleurait en décrivant les difficultés à monter dans un train bondé, puis elle pleura encore, expliquant qu’elle était montée dans une voiture, et avait trouvé une place assise.

(Photo agrandie. Une poussette ( à droite) dans mon parc préféré de Kiev dans lequel j’ai enfin osé me rendre. Photo : Yevgenia Belorusets)

Mon ami n’arrivait pas à se calmer. Hier, il a évacué son oncle d’un village partiellement brûlé vers Kiev, il cherchait maintenant les numéros de téléphone d’autres habitants qui seraient encore dans le village. Dans ce charmant village, qui s’appelle Horenka, on a tiré sur la pharmacie le 28 février, jusqu’à la détruire. Début mars, Horenka était encore régulièrement attaqué avec des roquettes Grad. Il ne reste de beaucoup de maisons qu’un pan de mur. Sur les photos récentes qui témoignent de ces ruines, je ne reconnais rien du village que j’avais visité.

Deux postiers, qui tentaient de se rendre à Oblast Saporischschja, pour apporter leurs retraites à des personnes âgées qui ne pouvaient plus venir chercher cet argent, ont été tués par balles dans leur voiture de la poste.  

Je peux très bien me représenter une voiture de la poste ukrainienne, j’en ai vu tant de fois lorsque j’étais plus jeune et que les employés apportaient sa retraite à ma grand-mère. Ma grand-mère était faible et ne pouvait plus quitter l’appartement. Mais elle était très fière, lorsque sa petite retraite, qui n’avait cessé de diminuer à cause de l’inflation, lui était apportée personnellement. Elle était devenue presque amie avec la postière. Elles discutaient toujours un moment, je me souviens qu’elles semblaient ravies de se parler. Deux femmes qui s’offraient le cadeau d’une présence, et d’un échange. 

 La livraison de la retraite était la preuve symbolique que l’on prenait soin de ma grand-mère, un geste humain, au-delà de la Sécurité sociale d’un État corrompu. Je peux donc me représenter le véhicule de la poste, mais c’est au-delà de mon imagination, de parvenir à comprendre que l’on puisse tirer sur une voiture de la poste. 

Je souhaite à tous ceux qui ainsi prennent soin des autres, d’atteindre leurs destinations en toute sécurité. C’est là mon espoir pour le 8 mars. Je pense à ceux qui, en dépit du danger de mort, continuent dans ce pays à s’occuper des gens, et tentent de les rejoindre où qu’ils soient.