C’est une des plus grandes peintres françaises contemporaines, une merveilleuse coloriste. Et elle expose chez Dutko ses incomparables variations lumineuses. Immanquable !

« Étirement » : le terme revient souvent dans la bouche de Béatrice Casadesus qui, à quatre-vingt ans, en remontre au quarantenaire frigorifié, chez elle, à Malakoff, un jour glacial de janvier. Alors qu’elle me mène dans son atelier, qui a l’étroitesse d’un corridor, ou d’un de ces étagements de couleurs qui composent les crescendos lumineux de sa peinture, j’écoute sa conversation, lumineuse elle aussi, qui, au semis scintillant de références, préfère cependant quelques noms choisis, de Broch à Leopardi, en passant par Matisse, Rothko, ou Anne de Staël qu’on retrouvera dans le catalogue de l’exposition, chez Dutko. 

Chez Béatrice Casadesus, si l’emportement du geste, l’impromptu de l’« aléatoire » ont leur part de l’œuvre, c’est sous le gouvernement, rigoureux, mais jamais tyrannique, des « protocoles » qu’elle ébauche dans ses carnets, où s’inscrivent les dimensions, où s’opèrent les choix des couleurs – car chaque tableau module les variations et les convenances chromatiques. « Étirement » qui n’a rien de métaphorique, en me montrant de ses mains les toiles qui fourniront l’exposition chez Dutko, reproduisant, devant les trois grands panneaux de Mirage ou ceux d’Aurore, l’essor et la retombée des teintes, les plus sombres se massant chez elle dans les hauteurs, tandis que, comme imprégnés à doses croissantes d’une lumière plus blanche, pâleur lunaire plus qu’intensité solaire, les plans médians et inférieurs tendent vers la clarté. 

Ces tableaux, qui patientent pour l’heure aux murs en attendant la galerie, composent des parements veinés de bandes graduées, criblés de ces points dont Sébastien Gokalp, dans son riche petit livre consacré à Béatrice Casadesus, apprécie avec finesse toute l’importance. Éléments premiers, ils sont au principe de l’espace, non pas celui, topographique, voire anecdotique, du paysage stricto sensu, mais de la sensation : « j’essaie de peindre une étendue sensible », résume-t-elle. Aurore et, comme un chapiteau charbonneux au sommet d’une superposition de frises, son tenace résidu d’opacité d’où procède, degré par degré, la lumière dans sa pluralité, mais aussi CrépusculeLever de jour, ou encore Ciel ouvert qui, avec ses rosissements délicats, ses rousseurs de cuivre, son ennuagement flottant, n’est pas sans faire penser aux recherches de Constable ou d’Eckersberg dans les nuées : autant de moments atmosphériques qui sont comme des mémoriaux, les couleurs déposant sur la toile cette matière diffuse et insistante, cette substance intangible et irréfutable, qu’est la sensation. Ou, plus exactement, un « équivalent », dit-elle. Et je songe, en écoutant Béatrice Casadesus et, surtout, comme si moi-même je subissais je ne sais quel étirement psychique et physique, en m’enfonçant dans l’espace de ses toiles – je songe, aiguillonné par le mot « équivalent », à l’exhortation du Temps retrouvé : « convertir [ce que j’avais senti] en un équivalent spirituel ». Ici, le spirituel est visuel, l’esprit dans la couleur. 

Exposition Béatrice Casadesus, Aurores, galerie Dutko, du 12 février au 2 avril