Aussi acide qu’intelligent, Complètement à l’Est exhume les traumas de l’ancienne Prusse-Orientale, en Pologne. Un chef-d’œuvre de lucidité grinçante.

« La réalité était qu’il se trouvait déplacé, en pleine nature, avec son nœud papillon à pois et sa veste italienne. » La fausse note vestimentaire est due à Jonathan Fabrizius. Hambourgeois, fruit sec, érudit tourné journaliste mais vivant de subsides avunculaires, vie érotique aussi mécanique que factice – un parfait échantillon de personnage-satellite, gravitant autour des événements plus qu’il n’y participe. Mais Kempowski, avec cette ironie, qui sait ne point s’attarder tout en ayant la puissance de feu d’un Panzer, dote son personnage de complexes mouvements intérieurs, charriant veulerie, contorsions du sens moral, considérations piquantes, mais aussi sensibilité cuirassée, comme une induration du cœur. Il faut dire que la scène originelle tient du deuil : « mon père a passé l’arme à gauche sur la presqu’île de la Vistule et ma mère y est restée à ma naissance, en Prusse-Orientale, en 1945 ».

Si Jonathan se sent « déplacé », cela tient moins à son costume qu’au lieu où il se trouve – ou plutôt au non-lieu. Car Jonathan, rompant avec son train-train hambourgeois est monté en voiture : à bord d’une resplendissante huit-cylindres, fleuron des usines Santubara, menée d’une main experte par un as du volant, sans oublier une volubile accompagnatrice. Opération promotionnelle : en Pologne, sur le territoire de l’ancienne Prusse-Orientale, relever les sites dignes d’intérêt, ou en tout cas de l’intérêt des futurs journalistes automobiles que la marque entend promener dans leur nouveau modèle. Superbe et grinçant paradoxe que ces prémisses touristiques alors qu’on ne voit justement rien – ou si mal… Tant cette partie de la Pologne semble n’avoir d’existence qu’ailleurs.

Ailleurs : dans le souvenir et la nostalgie des Allemands de Prusse-Orientale, qui, chassés par l’Armée rouge dans des conditions tragiques, viennent renouer avec le lieu perdu. Tel ce groupe d’anciens expulsés, qu’on croise et recroise, qui s’extasient sur un lion sculpté à Danzig, pardon, Gdańsk aujourd’hui : « Nous sommes quand même tous montés à cheval dessus quand nous étions enfants, non ? Enfin, sur le truc qui était là avant, mais qui avait exactement le même aspect. » Kempowski a la dent dure, mais au fil des réminiscences, c’est aussi le calvaire des « déplacés » qui ressurgit. Reste que la Pologne de 1988 semble souvent exister de façon plus ténue, plus volatile que la Prusse-Orientale révolue.

Non-lieu, le terme vaut aussi juridiquement, tant ce que Kempowski décrit, impitoyablement, est une sidérante opération de disculpation. Ainsi, pour le groupe des expulsés, « la visite guidée [du château de Marienburg] fut moins agaçante que prévu. On n’évoqua pas l’attaque de la Pologne par la Wehrmacht. » Une expo de dessins, de « représentations de camps de concentration dans le style de Käthe Kollwitz » ? « Les expulsés glissèrent devant ces témoignages de l’histoire allemande ». Jamais les mots fameux de Jarry n’ont sonné si juste : « en Pologne, c’est-à-dire nulle part ». En dehors même de la mémoire… 

Walter Kempowski, Complètement à l’Est, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Globe, 208 p., 23 €