Où l’on entre, littéralement, dans l’atelier de Delacroix à la faveur d’une captivante exposition. Et où l’on voit ses grands décors en pleine gestation.
30 août 1856. Église Saint-Sulpice, à quelques rues du musée Delacroix où un assortiment d’esquisses et de maquettes, nous ouvre l’intimité créatrice du peintre, alors qu’il déploie, affine et met à l’épreuve, entre autres, dans les bibliothèques du Palais Bourbon, de 1838 à 1847, ou de la Chambre des pairs au palais du Luxembourg, de 1840 à 1846, sa science de coloriste (fascinantes et ésotériques pages du Journal sur la savante cuisine des demi-teintes et la « localité des chairs »). Étendue du choix des sujets, ponctionnés qui dans l’histoire ancienne – Attila piétinant l’Italie, Orphée répandant les vertus de la civilisation –, qui dans la Bible, portée allégorique significative : grands décors proportionnés à la grande culture de Delacroix. Il ne s’agit pas de substituer le pinceau à la chaire professorale, mais de faire effet, puisque « le grand art est l’effet, n’importe comment on le produit ». Et lui-même est le premier concerné : « mon cœur bat plus vite quand je me trouve en présence de grandes murailles à peindre », confesse-t-il à propos du chantier de la chapelle des Saints-Anges, à Saint-Sulpice. Où, après ce détour (mais Delacroix, on le sait, s’insurgeait contre la tyrannie de la ligne), nous retournons, au 30 août 1856, lorsqu’il consigne : « Le matin de ce jour, j’ai travaillé beaucoup à l’église, inspiré par la musique et les chants d’église. (…) Cette musique me met dans un état d’exaltation favorable à la peinture. »
De la musique, justement : chez ce grand amateur de Cimarosa, c’est à elle que semblent obéir les partis pris décoratifs révélés par l’exposition. Comme si donnait le ton le plus légendaire des musiciens, le Orphée de l’hémicycle sud du plafond de la bibliothèque du Palais Bourbon, dont la scène figure ici sur une maquette en bois. Comme les masses sonores avant que l’écoute leur prête une physionomie distincte, les traits des personnages peints sont à peine ébauchés voire inexistants. Rompons l’envoûtement orphique, regardons, tout aussi vigoureuses et riches d’enseignements, les feuilles d’études pour le salon du Roi, au Palais Bourbon. Ces coups de crayon sont des coups d’archet : tout vibrants d’impétueuse énergie. Exécutant de génie de sa propre partition, Delacroix se fait aussi chef d’orchestre : Gustave Lassalle-Bordes ou Pierre Andrieu, le maître eut ses assistants. Et comment ne pas se récrier d’admiration devant ce compositeur si supérieur ? Cet Hercule attachant Nérée (1852, huile sur toile) est à la fois une esquisse et un témoin posthume. Le décor qui l’avait suscitée, qu’elle préparait – celui du salon de la Paix de l’Hôtel de Ville – a été la proie des flammes en 1871. Mais cette arche rocheuse toute bosselée, dentelée, mais le héros courbé : quelle magistrale simplicité que cette incurvation qui, répondant au cadre semi-circulaire, se manifeste dans le paysage et dans le corps, et donne son unité visuelle à la scène ! L’« état d’exaltation » de la musique d’église n’a rien à envier à celui de la peinture…
Exposition Dans le secret des grands décors de Delacroix, musée Delacroix, jusqu’au 28 février
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