Quel rapport entre Picasso, Rivette, Anselm Kiefer ? Un texte culte de Balzac, Le Chef-d’œuvre inconnu. Une fascination visible à la Maison de Balzac.

« Le secret de n’avoir point d’ennuis, observait Delacroix, pour moi du moins, c’est d’avoir des idées. (…) Les bons livres ont cet effet, et surtout certains livres parmi ceux-ci. » Le Chef-d’œuvre inconnu en est, qui, d’ailleurs, aurait peut-être emprunté à Delacroix pour le personnage de Frenhofer. Ce peintre à l’exécution miraculeuse, mais à la cervelle pleine de sa chimère, pleine de cet impossible tableau où l’art serait « perdu, disparu ! », où ne subsisterait que la femme, palpitante, incarnée – ce Frenhofer, on le connaît bien, comme on connaît bien Le Chef-d’œuvre inconnu. Croit-on, du moins. Certes, celui-ci fut et est toujours un levain d’« idées », eût dit Delacroix, et constatent Thierry Dufrêne et Yves Gagneux, directeur de la Maison de Balzac, dans l’édition que le premier procure du texte. Mais, de Balzac fourrier de l’abstraction au nœud gordien de l’idéalisme en art, de Georges Didi-Huberman à Hubert Damisch, ces interprétations, toutes brillantes comme de beaux tons clairs et chauds, font un peu l’effet, à force d’accumulations, de la fameuse « muraille de peinture » où se cogne le regard des spectateurs du tableau de Frenhofer.

Mais, tel ce « bout d’un pied nu » qui en sortait, les origines fantastiques du récit, l’ombre hoffmannienne, dissipée par les retouches de Balzac lui-même et l’éclat des suggestions théoriques, ressurgissent dans le bouquet soigneusement choisi d’œuvres dérivées qu’a rassemblées l’exposition. Voici les tableaux du Bernard Dufour pour La Belle Noiseuse de Rivette : que la main seule du peintre soit apparue à l’écran, Michel Piccoli fournissant le reste de l’individu, tient déjà de l’imagination fantastique, mais le visage de Jane Birkin, noyé sur la toile dans les déchiquetures d’un bleu vaporeux, a quelque chose d’une entêtante apparition symboliste. Bien évidemment, le chef-d’œuvre archiconnu de l’expo, inépuisable toutefois, ce sont les illustrations (faute d’un meilleur terme : il ne s’agit en rien de décalques visuels de l’écrit) de Picasso pour l’édition de Vollard, en 1931. La constitution de l’ensemble, des pages de points et de traits, douze eaux-fortes, une table des planches, des gravures sur bois par Georges Aubert, est trouée d’incertitudes (on renverra au texte de Jeanne-Yvette Sudour dans le livre cité plus haut). Ce qui sied bien aux eaux-fortes où ici le grisé des hachures fait l’effet d’ombres de contes romantiques échappant à leurs propriétaires, où là, une scène d’atelier de sculpteur inquiète par le jeu des (dis)proportions entre les figures, où, enfin, presque partout, la ligne, qui se souvient de l’antique, met une simplicité méditative, préoccupée d’on ne sait quelle vision intérieure – hiératisme troublant.  Il faudrait aussi citer le tableau d’Anselm Kiefer, comme un fantastique poussé au noir du nazisme, le parfum de ritualisme, de cérémonie sorcière, émanant du tableau de Paula Rego… Mais, dit un des personnages du Chef-d’œuvre inconnu, « là, (…) finit notre art sur terre » – ou en tout cas notre critique.

Exposition Le Chef-d’œuvre inconnu. Entre génie et folie, Maison de Balzac, jusqu’au 6 mars. 

Et aussi : Balzac, Le Chef-d’œuvre inconnu, sous la direction de Thierry Dufrêne, Paris Musées, 165 p., 18€