Magnifique double film que cette découverte de début d’année, The souvenir I et II de la réalisatrice Joanna Hogg. En salles mercredi 2 février.

The Souvenir partie I (2019) et partie II (2020) nous permet enfin de découvrir sur les écrans français la cinéaste anglaise Joanna Hogg. Après trois longs métrages salués en Europe, son diptyque revient sur la passion amoureuse qu’elle a nourrie pour un homme dont elle savait si peu. Julie (Honor Swinton-Byrne) commence des études en art cinématographique avec le projet de réaliser un documentaire sur les habitants de Sunderland. Elle est issue d’une famille aisée et est régulièrement renflouée par sa mère (Tilda Swinton, amie d’enfance de Joanna et mère de l’actrice principale), notamment après le vol de son amant. Anthony (Tom Burke) demeure une énigme, depuis leur rencontre à leur escapade vénitienne jusqu’à sa mort par overdose, Julie ne comprend ni qui il est, ni ce qu’il fait et le projet de documentaire de fin d’études se meut en un film-enquête à la recherche du disparu. Joanna Hogg raconte l’histoire d’un aveuglement et tente de comprendre celui qui s’est trop brutalement évaporé. Un double film en forme de tombeau cinématographique.

Le film trouve son origine dans votre histoire intime près de 30 ans après l’avoir vécue, d’où est venue la nécessité de cette construction en forme de diptyque ?

C’est la forme que j’ai trouvé la plus passionnante pour m’exprimer, ces deux parties. Il y a trois ans environ, j’ai repris les notes de mes anciens journaux intimes racontant ma relation amoureuse avec cet homme et j’ai senti qu’il y avait matière à en faire une œuvre que j’étais incapable de concevoir sur le moment. Il m’a semblé important qu’un premier film raconte cette relation et un second en miroir façonne une réponse au premier. Je ne pouvais pas me replonger immédiatement dans cette histoire, c’était trop proche de moi. Pourtant ce n’est pas l’intime qui m’intéresse, je n’avais pas forcément envie de me concentrer sur mes émotions, c’est la manière de raconter cette histoire qui m’a paru être fascinante.

Ce qui frappe c’est l’énergie de la jeunesse qui habite les deux films…

Oh, c’est un beau compliment. Travailler avec Honor m’a aidée aussi à retrouver cet élan propre à mes jeunes années artistiques et amoureuses.

Le titre fait référence au tableau de Fragonard qui parcourt le film. Comment avez-vous pensé la place de l’Art dans ce diptyque à la fois très pictural et musical.

Oui, le tableau donne la note, une tonalité formelle. C’est ce tableau que l’homme que j’aimais m’a emmené voir au musée puis qu’il m’a offert sous forme de carte postale avant sa mort. Quant à la place de la musique, j’ai voulu composer un film très rythmé, construit par petites touches de couleurs et de sons. D’ailleurs, le son a été fondamental pour faire revenir le passé. Pas seulement la musique. J’avais besoin de retrouver l’atmosphère de cette époque par le son et l’espace, les gens qui marchent dans les rues de Londres, tellement plus calmes et désertes, avec moins de bruits parasites, de sonneries de téléphone, etc. J’avais besoin d’intégrer des musiques des années quatre-vingts mais pas uniquement, je voulais surtout décrire ce que l’on écoutait et on écoutait de tout. De l’opéra comme du rock.

La référence la plus forte du film The Souvenir II mais aussi du court-métrage avec Tilda Swinton, Caprice (1986), c’est l’œuvre de Michael Powell et Emeric Pressburger, Les Chaussons rouges(1948). Elle se manifeste très visuellement lors du rêve part.II et de l’épisode de Venise, part.I. Pourquoi ce film en particulier ?

C’est un film qui m’a marquée et inspirée dès l’enfance puis qui est devenu fondamental durant mes années de formation. Tout comme leurs Contes d’Hoffmann (1951). J’ai rencontré l’homme que j’aimais par le biais de ce film. Mon film d’étude, Caprice qui fait pénétrer Tilda à l’intérieur d’un magazine de mode, était très référencé, nourri de comédies musicales et Les Chaussons rouges y occupe une place de choix.

Dans vos films précédents, vous faites du décor (les arbres, les maisons, les miroirs) un acteur à part entière. Les plans s’attardent longuement sur les éléments du décor, à quelle fin ?

C’est juste. Les objets en eux-mêmes ont une présence et un caractère, ils ne se contentent pas d’occuper le plan, ils deviennent vivants lorsqu’ils sont capturés par la caméra. Vous savez la question de l’architecture me passionne et rendre les choses vivantes me permet de fuir le réalisme. Le mur de miroirs de The Souvenir avait énormément d’importance dans mon espace intime, il reflétait l’intérieur et l’extérieur. Aussi lorsque Julie l’abandonne dans la seconde partie cela révèle quelque chose de son changement d’état d’esprit, de son désir de s’affranchir d’un mur. Je crois que j’ai besoin que le réel échappe, ne soit pas tout à fait réel.

D’où la référence à Cocteau dans Exhibition (2013), notamment, qui souligne votre goût pour la magie dans des films très réalistes, avec des rêves venus perturber la réalité, la déranger.

Oui, je l’ai beaucoup lu et ses œuvres m’inspirent… les passages entre les mondes avec ces miroirs. En ce moment, je suis plongée dans Edith Wharton et ses Histoires de fantômes, c’est merveilleux. Mon prochain sujet est orienté autour de la question des fantômes, The Eternal Daughter. D’ailleurs, peut-être que The Souvenir était déjà une affaire de fantômes.

Avec votre chef opérateur, David Raedeker, vous avez éclairé les années quatre-vingt d’une aura particulière, presque intemporelle. La photographie des deux films déploie une forme de magie et de nostalgie.

J’ai eu beaucoup de chance de travailler avec la lumière de David pour The Souvenir, il a su retrouver l’atmosphère exacte de mon appartement de l’époque. Nous avons longuement travaillé sur mes photographies, des films en super 8, des souvenirs aussi, les miens ou ceux de mes amis, dont Tilda. Pour retrouver l’ambiance de ce lieu, il a fallu désaturer les couleurs, pousser le grain de l’image, travailler la texture. Les espaces façonnent souvent mes films et ici plus que jamais, en retrouvant les vues depuis mon appartement, le grand miroir de la salle à manger, j’ai pu, à ma manière, créer un collage de cette période de ma vie et l’animer. Comme je travaille sans scénario, (j’avais rédigé une trentaine de pages pour l’équipe, sauf Honor-Julie qui devait rester dans le noir), recréer les lieux, c’était retrouver l’histoire, les impressions, les émotions… 

Vos films parlent beaucoup de la difficile reconnaissance de l’autre dans le couple. Anthony ne s’intéresse guère aux travaux de Julie, à ses projets artistiques.

Dans Exhibition, absolument, c’est le sujet du film. Dans The Souvenir, c’est surtout parce que Anthony possède une vision très arrêtée de ce que doit être un artiste et Julie ne cadre pas. Sous son influence, elle résiste mal à ses points de vue, ne parvient pas à affirmer clairement les siens. Elle est encore en construction.

The Souvenir commence comme un documentaire ou avec l’idée de faire un documentaire et s’achève sur une fiction. 

C’est l’origine de mon cinéma, un sentiment surgit et j’ai besoin de le suivre de manière absolue. Je pars de ce qui me touche au présent. C’est l’urgence qui me guide ; ici, celle de faire ce film que Julie parvient à initier à la fin de ses études alors qu’il m’a fallu trente ans pour y parvenir. Comme l’explique Rossellini lorsqu’il réalise son Voyage en Italie : « Le cinéma est aussi un microscope : quelle que soit la minceur apparente du sujet, un film cherche avec conviction à démêler un petit bout de la vérité — serait-ce la vérité étroitement autobiographique d’une relation de couple. »

The souvenir I, II, de Joanna Hogg, avec Honor Swinton-Byrne, Tilda Swinton, Tom Burke, sortie le 2 février, Condor distribution

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