Mené de main de maître, le nouveau James Meek est une délectable incursion dans l’Angleterre du XIVe siècle. Un grand roman historique, un grand roman tout court.

Que fait le roman à l’Histoire ? Prenez un stylo, vous avez trois heures… Tel est l’arrière-goût un peu astringent que laisse presque invariablement le roman historique, quand il se voit accoler l’épithète « littéraire » – le goût de remâché et d’abstraction de la théorie, voire de la dissertation, et des sempiternels paradoxes de la fiction-et-de-la-vérité. A moins qu’on ne s’appelle James Meek et que, à la faveur de Vers Calais, en Temps ordinaire, cette étourdissante gageure (terme inapproprié, tant la seule sueur qu’on sent est celle des personnages), on ne se paie le luxe de renverser les termes de la question. Ici, l’Histoire est au service du roman – contribuant, sinon à son renouvellement, au moins, comme un jardinier sélectionne, soigne et améliore les plus belles et les plus robustes espèces, à son épanouissement.

Outre les greffons susceptibles de « prendre » directement dans notre imaginaire, ou plutôt notre actualité bien réelle, du XXIe siècle (la peste, l’insularité britannique), Meek bouture, avec une désarmante facilité et un savoir-faire que n’écrase jamais le savoir érudit, les équivoques érotiques (travestissement, androgynie) de l’ère élisabéthaine dans un riche terreau médiéval. Nous sommes au XIVe siècle, sur les routes anglaises, et, au sein d’une troupe d’archers à destination de Calais, pérégrinent Thomas, le procureur, dont la conscience est comme une vrille qui n’en finit pas, douloureusement, de s’interroger ; Berna (« Dame Bernardine ») prototype de notre Emma normande, mais âme bien trempée et résolue ; le beau Will, préfigurant, lui, l’essaim des jeunes gens qui voletteront, des siècles plus tard, dans le grand roman européen, avec sa condition d’homme libre non ou mal reconnue comme telle, et le façonnage progressif ou, plus exactement, la découverte de ses propres désirs. Toute cette horticulture romanesque couvre un champ qui va du Roman de la Rose, dont Berna fait ses délices, au champ d’épandage pour ainsi dire : le corps est toujours là, dans ses appétits les moins sophistiqués, son aspect pittoresque, l’épouvante de sa fragilité face à la peste. Et sans doute est-ce là que, en botaniste du roman, Meek fait croître ses roses les plus hybrides et les plus capiteuses. Dans le jeu (une scène de « Jeu » théâtral et allégorique constitue un des morceaux de bravoure du livre) de la littérature, des « semblances » des déguisements ou des effigies, avec les instincts, la fatalité existentielle, l’inquiétude suppliciante du salut. Vers Calais, en Temps ordinaire, pousse les possibilités du personnage romanesque jusqu’à un point de rupture – où il ne craque pourtant jamais. Ce point où il est à la fois le plus faux, le plus factice, et le plus douloureusement humain dans ses pulsions et ses peurs. Ce qui ne peut se faire que si la langue elle-même, que transpose remarquablement en français le traducteur, David Fauquemberg, est au diapason : éminemment « littéraire », et pourtant lisible, accessible.

James Meek, Vers Calais, en Temps ordinaire, traduit de l’anglais (Ecosse) par David Fauquemberg, Métailié, 464 p., 23€