Valérie Lesort et Christian Hecq adaptent un épisode du Voyage de Gulliver, l’arrivée du voyageur en terre de Liliput, avec acteurs et marionnettes. La satire politique est cruelle, le spectacle, jouissif, à voir à l’Athénée.
Gulliver, l’infatigable voyageur inventé par Jonathan Swift, chirurgien livré aux caprices maritimes, s’avère un personnage passionnant de l’époque des Lumières. Explorateur du monde et de ses créatures, il révèle, à sa manière burlesque et goguenarde, les délires protéiformes de son époque. Un Candide, mais à la mode de Swift, satiriste ravageur. Valérie Lesort et Christian Hecq sont de grands amateurs des voyages fantasmagoriques. On le sait au moins depuis le splendide Vingt Mille Lieues sous les mers, mais aussi par le plus récent Cabaret horrifique de Lesort, ceux-là excellent dans un imaginaire flamboyant, destiné aux plus vieux, comme aux plus jeunes.
Le Voyage de Gulliver se fonde sur un dispositif original : un acteur, Gulliver, fait face à une assemblée de marionnettes qui figurent la société des Liliputiens. Mais attention, les marionnettes de Lesort/ Hecq, incarnées par des acteurs, ont des visages humains. Leurs grimaces, l’excès de leur jeu, produisent un effet aussi effrayant que drolatique. D’autant plus que ces poupées sont somptueusement costumées et outrageusement maquillées. Bref, nous sommes entre Chucky, la poupée de sang et les Mille et Une Nuits. UN entre-deux que le couple Lesort/ Hecq aiment à faire vivre, oscillant entre les références populaires, la littérature et l’opéra.
Mais revenons à ce pauvre Gulliver échoué sur cette île, et désormais géant capturé par ces gnomes qui le traitent en créature monstrueuse. Il doit se débattre parmi les lois, enfin plutôt les fantaisies de la dictature de Liliput, pour sauver sa vie. Car les interdits ne manquent pas dans cette dictature bariolée, où roi et reine gouvernent selon leurs caprices. Jusque dans la guerre : les Liliputiens sont lancés dans un conflit infini avec le pays de Blefuscu, les uns se présentant comme des « Petitboutiens », et les autres, comme des « Groboutiens ». L’enjeu ? La meilleure manière de manger un œuf à la coque. Beaucoup sont prêts à mourir pour cela. Swift s’amuse, et nous à sa suite, de ces tyrannies sans foi ni loi, qui, ainsi poussés à l’absurde, font naître un humour noir et voltairien. Scandant leur pièce de moments musicaux au cours desquels les marionnettes révèlent leurs talents de mini rock stars, Hecq et Lesort désarçonnent par leur esthétique grotesque, et permettent d’interroger la nature même du théâtre, comme lieu où survivent les monstres. Mais qui sont les véritables monstres de cette histoire ? Gulliver le géant, les marionnettes, ou ces sociétés humaines si reconnaissables dans cette mise en abyme ? Le Voyage de Gulliver se regarde comme un conte, mais ouvre aussi un jeu de miroirs saisissant.
Le Voyage de Gulliver, de Jonathan Swift, mise en scène de Valérie Lesort et Christian Hecq, Théâtre de l’Athénée, jusqu’au 28 janvier.