Anéantir, tout le monde en parle, et Houellebecq s’affirme une nouvelle fois comme le grand écrivain officiel. À tort ou à raison ?

L’unanimité, c’est un peu morne pour un artiste. Le charme désuet du consensus. Michel Houellebecq, que nous avons adoré détester jusqu’à nous détester de l’adorer, est en cette rentrée accueilli comme le Grand Ecrivain Français. Salué par tous, de gauche à droite, de bas en haut. Comme les Américains nourrissent le rêve du GAN, the Great American Novel, les Français ont besoin d’un PNL, Père de la Nation littéraire : Michel Houellebecq sera celui-là.

Pas un doute n’est émis, Anéantir est un chef-d’œuvre. Très rarement sont pointées les faiblesses du roman : ses redondances, ses intrigues branlantes, le peu de réalité du personnage du ministre, les considérations politico-philosophiques qui ne sont pas toutes marquées par la singularité (je n’ai pas attendu Michel Houellebecq pour apprendre que la communication et les médias dominaient la politique, que le vote d’extrême droite naissait aussi de l’appauvrissement d’une certaine classe moyenne provinciale ou que le chômage était le grand problème de notre époque. Et je ne crois pas comme lui que le génie poétique et musical de la fin du XXe siècle se soit exprimé avant toute chose dans la musique populaire).

Mais Houellebecq répète, provoque, déborde, ratiocine et l’on applaudit. C’est ainsi. Il signe de grands romans souffreteux, mais il les réussit mieux que d’autres, qui font de petits romans bien portants.

Et lui qui a toujours refusé d’occuper cette place d’écrivain officiel, craignant sans doute qu’elle soit nuisible à la création, l’accepte à demi cette année, en donnant un long entretien, de grande sincérité, à notre confrère du Monde, Jean Birnbaum.

Bref, Houellebecq joue notre jeu, et nous jouons le sien.

Mais peut-être que ce livre s’y prête plus que d’autres : Anéantir est un roman de la réconciliation. D’abord dans la trame qui donne corps et matière à l’ensemble, l’histoire d’amour entre le narrateur et la si justement nommée Prudence. De tous les couples qu’a racontés Houellebecq, celui-là, par la pudeur de leurs échanges, la douceur de leurs retrouvailles, l’aveu de leurs regrets, le tragique de leur destinée, s’avère le plus poignant. Paul et Prudence sont de véritables figures romantiques, telles que Houellebecq avait su, dans Les Particules élémentaires, concevoir l’amour de Michel et Annabelle, couple, déjà, de la seconde chance, qui poursuivait dans un ultime sursaut amoureux, une forme de réconciliation intérieure. Houellebecq s’avère très puissant pour raconter ce dernier tour de piste d’un homme au bord du vieillissement, ce désir, grotesque et sublime, de vouloir se hisser au-dessus de son destin morne, et de la mort qui attend. Les pages qu’il consacre aux vacances du couple en Bretagne, à l’extase qu’ils atteignent dans leur sexualité retrouvée, illuminent le roman jusqu’à la fin.

Pour cette joie, Houellebecq n’est pas Balzac. Il a beau s’en réclamer, Houellebecq agit ailleurs. Certes, les deux écrivains partagent un naturalisme vigoureux qui permet à l’un et à l’autre d’engendrer de nombreux personnages complexes. Dans Anéantir, ce sont les femmes : la sœur de Paul, Cécile, dont le catholicisme, « enfantin » bouleverse la personnalité, Madeleine, figure presque sanctifiée de la compagne du père, ou la féroce Indy, journaliste de gauche et bien-pensante (Houellebecq ne peut pas s’en empêcher…), dont la dimension maléfique touche aux sommets de l’humour noir. Certes, Houellebecq et Balzac remontent le filon de l’argent pour révéler les hommes, n’oubliant jamais que la dimension financière est au cœur de tant de relations humaines. Certes, les deux écrivains choisissent une langue lente, nourrie de détails, dont le rythme narratif s’interrompt au gré d’images fortes : « il fallait attendre encore un peu, laisser affluer en eux un courant d’espérance- comme le sang se remet à circuler dans un organe meurtri ».

Mais cette phrase même sépare Houellebecq de Balzac. Quand ce dernier raye tout espoir de réconciliation, la mort du Père Goriot en dit assez sur le désespoir qui habitait Balzac, Houellebecq persiste à croire en cet afflux possible d’illusions au sein du couple, ces « merveilleux mensonges » qui closent le livre. Voilà sans doute pourquoi il demeure le grand écrivain français d’aujourd’hui : parce qu’il nous réconcilie avec un romantisme si longtemps refoulé.

Anéantir, Michel Houellebecq, éditions Flammarion, 730p, 26 €