Avec le sublime Memoria, Apichatpong Weerasethakul persiste à offrir ce que les séries télévisées ne proposent jamais, et le cinéma de moins en moins : un art sensoriel, métaphysique, chamanique, qui s’adresse aux zones les plus profondes de nos âmes et de notre psyché.

Retrouvez l’intégralité de l’entretien dans notre numéro de novembre.

Extraits.

Depuis combien de temps cela ne s’était pas produit ? Sortir d’un film en étant subjugué, perplexe, étonné, transfiguré, persuadé d’avoir vécu une expérience et d’avoir foulé des territoires inconnus, comme en apesanteur ou en hypnose. Puis mettre de longues minutes à passer le sas du retour, tel un somnambule, pour revenir vers la banalité de la réalité concrète quotidienne. On n’avait pas vécu cela depuis, sans doute, le précédent film-expérience d’Apichatpong Weerasethakul. Sous ses apparences d’étudiant tranquille, le cinéaste thaïlandais est un sorcier, l’un des rares sinon le seul à savoir manier les puissances chamaniques du cinéma telles qu’elles avaient été révélées au monde aux temps du muet.

Cinéma asocial

Avec ses films, Weerasethakul n’illustre pas les problèmes de notre société, il ne vise pas à sauver la veuve, la femme lesbienne « racisée » ou l’orphelin, il ne cherche pas à se parer des prestiges faciles de la Bonne Cause. Non, il nous emmène ailleurs, faisant dialoguer les vivants et les morts, le visible et l’invisible, le passé, le présent et le futur, connectant les humains, la faune et la flore, liant dans le même plan des temporalités disjointes, suggérant des mondes dans les recoins obscurs de ses plans, ou faisant surgir des images fascinantes et parfois totalement inattendues. Avec lui, le cinéma n’est pas une version vaguement améliorée du JT, une illustration de débat de société, mais redevient le lieu de magie et d’ouverture métaphysique qu’il aurait toujours dû être. Avec lui, le cinéma redevient une instance de questions sans fin et non un distributeur de réponses rassurantes. Plutôt que dorloter le spectateur et le conforter dans ses certitudes, Apichatpong lui propose un voyage vers l’inconnu et le mystère de l’existence.

Vaudou de Tourneur

Nous avons rencontré le cinéaste en juillet dernier, dans la quiétude d’un hôtel parisien. En le voyant, on se demande comment ce petit homme affable, courtois, d’allure encore juvénile, qu’on repérerait à peine parmi les clients qui passent, oui, comment cet homme non remarquable en apparence peut produire un cinéma aussi remarquable. La femme jouée par Tilda Swinton dans Memoria se prénomme Jessica, comme la Jessica Holland du Vaudou de Jacques Tourneur, ce maître de l’obscurité et du hors-champ. Une façon comme une autre d’engager le dialogue : « j’ai voulu honorer Vaudou confirme Weerasethakul. Jessica Holland est dans le coma, somnambulique, et on entend des tambours. Son état est lié à un son, comme ma Jessica. Cet état est à mi-chemin entre la vie et le songe. Pour moi, cet état, c’est le cinéma. Quand on va au cinéma, on est hypnotisé, ou on devrait l’être, idéalement. Un autre lien entre Vaudou et Memoria, c’est que Jessica Holland est une étrangère, une blanche dans un pays habité par des Noirs, et c’est pareil avec Jessica/Tilda en Colombie. Mais pour moi, Jessica n’existe pas, elle n’est pas une personne ni même un personnage, elle est le cinéma. Elle absorbe la lumière et les sons, comme le cinéma, elle est un vecteur à travers lequel passent des sensations. ». On comprend déjà en écoutant ces propos à quel point le cinéma de Weerasethakul nous emmène loin de Dune, de James Bond ou de Kaameloot(camelote ?).

En Colombie

Memoria s’inaugure par un son sourd et puissant, comme un coup de gong ou de marteau, qui tend le film d’un grand point d’interrogation et reviendra de façon récurrente ponctuer d’autres séquences. L’auteur de Tropical malady confie avoir lui-même entendu ce son dans sa tête, tel une hallucination auditive, notamment lors d’un voyage en Colombie. « J’ai essayé, explique-t-il, de synchroniser ces symptômes avec le fait d’être isolé dans un pays étranger. Je ne saurais pas expliquer ces « bangs ». J’ai cherché sur Google, d’autres gens ont ressenti ce symptôme mais aucun scientifique ne saurait l’expliquer. Ce n’est pas vraiment un son, c’est un ressenti que l’on entend à l’intérieur de soi. C’est ce que Jessica/Tilda essaye de partager et de définir dans la séquence du studio de son. Ce bang est comme si la mémoire nous prenait en otage. » Weerasethakul se lance dans un long développement liant ces « bangs » à un phénomène télépathique qui ferait peut-être communiquer avec des fantômes du passé, ou des entités invisibles. Rien de rationnel ici pour nous citoyens du pays de Descartes, mais une façon poétique d’interpréter une migraine et de lire le monde. Cette vision poétique, fantastique, surnaturelle, est commune à tous les films de Weerasethakul et Memoria n’y échappe pas, fut-il tourné en Colombie, quasiment à l’opposé de la Thaïlande sur la mappemonde. Le cinéaste est venu dans le pays de Pablo Escobar en 2017 et a été impressionné par la taille des montagnes, par les nuages, la beauté des cieux, les variations climatologiques : « tout est imprévisible là-bas, que ce soit en termes de météo ou d’agenda. Tout est chaotique. Mais les Colombiens ont une mémoire, des racines puissantes ».

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Un des aspects qui pourrait rapprocher les deux pays serait la présence militaire. On la remarque toujours dans le cinéma de Weerasethakul et c’est encore le cas dans Memoria. C’est un des traits qui font de Weerasethakul un cinéaste politique, aussi – mais politique à sa manière, plutôt évocatrice et poétique que militante. Il raconte : « il y a toujours des check-points dans la campagne colombienne. La situation peut y sembler chaotique en raison des trafiquants de drogue et des guérilleros, mais la Thaïlande est pire : là-bas, le pouvoir militaire a pris en otage les citoyens. En Colombie, il y a de multiples forces, en Thaïlande il n’y en a que deux. En France, vous êtes attachés à la liberté depuis des générations, on vous voit manifester tout le temps ; en Thaïlande, la vieille génération est très sécuritaire, partisane de l’ordre. Pendant la pandémie, cette génération était à fond pour les confinements les plus stricts. En même temps, on peut comprendre cette peur : le système de santé thaï est tellement mauvais qu’on ne veut surtout pas tomber malade. Être malade chez nous, c’est très dur si on n’a pas de moyens financiers, on peut en mourir ». Tout artiste poète qu’il soit, Apichatpong reste un citoyen en colère. Pour compléter le versant politique de son cinéma, on pourrait avancer qu’il revêt une dimension écologique puisqu’il connecte les humains, les animaux, les plantes, les pierres dans un grand tout cosmogonique. Mais là encore, cette préoccupation est chez lui d’ordre sensible, organique, métaphysique, plutôt que militant.

Un son dans la tête

Plastiquement, Memoria poursuit le travail des films précédents avec ses plans longs, sa puissance d’envoûtement, sa riche texture sonore, ses images parfois surnaturelles. Le déplacement de l’autre côté de la Terre n’a rien changé, ou presque. « La Colombie est très colorée mais l’impression générale est quand même grise en raison des nuages épais, de la pluie… Bogota est super grise ! Plastiquement, j’ai tenté de refléter les émotions de Jessica qui voyage à la recherche de l’origine de ce son dans sa tête. C’est aussi la raison pour laquelle elle quitte Bogota, elle essaye d’échapper à la grisaille urbaine, de trouver de la lumière. Et à la fin, le film se désintègre ». En effet, mais cette désintégration n’a rien d’anxiogène, elle est splendide et agit comme une libération des sens et de l’esprit, à la façon d’un feu d’artifice. Elle est très mystérieuse aussi. Le mystère est un élément fondamental dans l’équation Weerasethakul. Qu’est-ce que Jessica guette sur une place de Bogota, la nuit ? Pourquoi croit-elle à un dîner que tel personnage est mort alors que ses convives lui assurent le contraire ? Pourquoi un jeune ingénieur du son prénommé Hernan disparaît, alors qu’un vieux paysan prénommé aussi Hernan apparaît ensuite ? Quel est cet objet étrange qui décolle à la fin du film ? Les réponses ne figurent pas dans le film, à chaque spectateur de les imaginer. Le cinéaste veut quand même bien nous éclairer, un peu, en faisant retour sur son enfance. « Certaines scènes peuvent sembler énigmatiques, mais je crois qu’elles questionnent la réalité de ce qu’on voit : qu’est-ce qui est réel, qu’est-ce qui est le fruit de notre perception ou de notre imagination ? Parfois les gens ne sont pas synchrones, ils peuvent être branchés sur des fréquences différentes. Parfois je ne comprends pas moi-même ce que je filme, ou je ne saurais l’expliquer. Mon geste filmique consiste à créer des images évocatrices qui attisent l’imagination du spectateur. Je suis attiré par l’obscurité. C’est pour cela que dans la séquence de la galerie, on voit des peintures en noir et blanc de Ever Astudillo, un artiste colombien. Ses tableaux évoquent les ombres, des sentiments imminents mais qu’on ne saurait définir… Tout cela me renvoie à mon enfance, quand je jouais avec une lampe de poche, que je m’aventurais dans l’obscurité sans savoir ce qui m’attendait et que cela fécondait mon imaginaire. Dans la vie réelle, on sait trop de choses, en un clic sur google tout est clair. Moi, je préfère les choses peu claires, le mystère, c’est là que résident la beauté de vivre et la beauté du cinéma ». Peut-être peut-on éclairer un pan de ce qui préside à l’art de Weerasethakul lorsqu’il nous parle de grand tout : « aujourd’hui, on est très occupé par notre individualité, notre identité et parfois, je trouve cela très stressant. En Thaïlande, nous sommes très occidentalisés, mais je suis plutôt intéressé par les interconnexions, que ce soit entre régions du monde ou entre présent et passé. Nous ne sommes pas seulement des individus isolés, nous faisons partie d’un tout, et nous partageons tous les mêmes ancêtres. J’aime me sentir faisant partie d’un grand ensemble qui nous dépasse et ce type de sentiment est très libérateur. Dans Memoria, Jessica ressent peut-être aussi ce sentiment d’être allégée du poids existentiel de l’individu en faisant partie de quelque chose de plus vaste ».

Tilda Swinton réinventée

Outre la Colombie, la grande nouveauté de Memoria est son casting. Pour la première fois, le réalisateur thaï n’a pas fait appel à des acteurs concitoyens mais à des stars internationales telles que Jeanne Balibar et surtout Tilda Swinton qui tient le rôle principal et occupe tous les plans du film. Apichatpong a complètement réinventé Tilda. La madonne ultraglamour et branchée des tapis rouges est filmée ici dans son plus simple appareil, ou presque : non pas nue, certes, mais délestée de tout cosmétique, coiffure sophistiquée, fringues de grands couturiers ou autres accessoires de l’industrie de la mode et du luxe. « Je me sentais parfois comme un spectateur regardant Tilda marcher et essayant de trouver le bon pas pour aller vers sa quête. Et c’était un spectacle merveilleux ! Tilda est fascinante à observer, elle est une merveilleuse actrice… Je ne dirais même pas « actrice », mais plutôt ‘être’. Je lui ai demandé de marcher, d’occuper l’espace, je ne saurais pas expliquer mieux. À la fin, quand elle touche la main de Hernan, l’équipe et moi pleurions. Pour moi, Tilda est plus cinéaste qu’actrice, elle s’intéressait aux plans, au cadre, aux gestes, aux mouvements plutôt qu’à l’histoire ou aux dialogues. »

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Memoria, Apichatpong Weerasethakul, avec Tilda Swinton, Elkin Diaz, Jeanne Balibar, Sortie le 17 novembre, New Story

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